L’Œil de Bathurst, épilogue

Publié le par Louis Racine

L’Œil de Bathurst, épilogue

 

Ah ! Germain, si l’on m’avait dit qu’un jour tu me sauverais la vie !

On t’a aidé, bien sûr. À commencer par moi, qui avais appelé les flics. Ils ont débarqué à temps. Dans cette banlieue chic ils se pointaient à reculons plus rapides. Toi, en les apercevant, tu as fui, comme la plupart de tes copains. Tenant mieux l’alcool toutefois. Tant pis pour ceux qui se feraient choper, tu as couru à travers la forêt, pas dans n’importe quelle direction, vers chez Marie, vers chez moi, et c’est ainsi que tu m’es littéralement tombé dessus. J’étais allongé, en piteux état, inconscient, j’avais perdu beaucoup de sang, et toute mon énergie à appeler en vain dans la nuit.

Tu es vite retourné sur tes pas pour alerter les secours.

 

 

Ma tenue de pseudo-explorateur du Grand Nord m’avait certes autant protégé qu’embarrassé dans mes mouvements. Je lui devais de ne pas avoir eu le foie perforé. Mais sans l’intervention de Germain j’y serais certainement resté.

On n’a pas manqué de m’interroger sur la raison d’être de mon équipement. J’ai dit que j’avais projeté de dormir dans la forêt, à titre expérimental. L’altération de mon discernement (qui m’avait fait oublier mon sac à dos chez moi) était due à l’ivresse (on m’avait trouvé une alcoolémie record). Elle pouvait expliquer aussi ma passivité devant le danger. Le sanglier avait frappé à deux reprises, la première fois en m’ouvrant l’abdomen et en me renversant, et j’avais craint qu’il ne me laboure de ses sabots. Il s’était contenté d’un bon coup de boutoir à la cuisse qui avait manqué de peu l’artère.

J’ai appris par la suite qu’il avait été abattu dès la fin juillet par des chasseurs munis d’une autorisation préfectorale, mon histoire ayant ému les régulateurs de la faune. Je ne peux être sûr que ce soit lui, mais les photos que j’ai vues sur Internet montrent un animal des plus imposants. Pauvre bête.

 

 

J’ai reçu pas mal de visites à l’hôpital.

Celle de Jef d’abord, qui était sur place.

« C’était pas la peine de venir, je t’avais dit que je sortais demain ! »

Voyant que j’appréciais sa belle humeur, il en a rajouté : « Du coup, je vais rester un peu plus longtemps, pour te tenir compagnie. »

Ils ne l’auraient bien sûr pas gardé, alors que moi j’ai dû patienter jusqu’au lundi matin.

Samedi, il est revenu avec Béatrice et Marjorie. La première encore plus fine que d’habitude, une liane, mais musculeuse et bondissante, incapable de rester en place, surtout dans un tel environnement. Je lui ai dit à quel point j’appréciais son effort, et j’ai senti qu’elle en était touchée.

« De rien. Merci pour l’invitation à dîner. T’avais juste oublié ton rendez-vous avec un sanglier ! »

Marjorie avait un cadeau. Elle devait me le remettre jeudi, mais quand elle était passée chez moi elle avait trouvé porte close. En revanche il y avait dans la rue Béatrice, Marie et son père, qui l’avaient mise au courant de ma mésaventure. À ce moment-là on n’était pas sûr que je m’en tirerais.

Les dimensions du paquet m’ont d’abord fait penser à une boîte de chocolats – une grande –, et j’étais prêt à marquer toute la reconnaissance voulue, mais le choix de Marjorie était beaucoup plus pertinent : une Alfa Romeo à l’échelle 1/10, en kit, un article d’excellente qualité.

« Ça ne remplacera pas la Ferrari que je t’ai abîmée, mais c’est quand même une italienne rouge des années soixante, au dixième. »

Je n’en revenais pas de tant de prévenance et d’à-propos. Je me suis confondu en remerciements.

« Tu as dû te ruiner. Je suis d’autant plus gêné que les dommages n’étaient pas bien graves, d’ailleurs je les ai réparés. »

Elle a souri.

« C’est pour t’aider à en réparer d’autres.

– Tu ne pouvais pas prévoir. »

Elle a rougi. Cela faisait beaucoup de rouge.

Les chocolats, c’est Samantha qui me les a apportés. De somptueux éclats aux noisettes entières. Elle s’était renseignée, j’avais encore des dents. Marie quant à elle était heureuse de m’offrir un livre qui lui avait appartenu : un vieux Jules Verne de la collection Hetzel, Vingt mille lieues sous les mers.

Encore du rouge.

« Un cadeau d’un vieil oncle quand on était petits. Mon frère a eu Voyage au centre de la Terre.

– Tu es folle ! Ça vaut une fortune.

– Vous savez bien que je suis une perle. »

À part ça, le plombier était passé comme prévu et avait révisé la chaudière.

 

 

On m’a mis en congé jusqu’aux vacances. Elles tombaient à pic celles-là. Je n’avais pas de destination précise. C’est ce qui est pratique quand on est seul, on trouve plus facilement à se loger à l’aventure. Initialement, j’avais imaginé de me promener dans les Alpes de Haute-Provence, de pousser peut-être jusqu’en Italie. On verrait. J’allais d’abord rester chez moi le temps de me rétablir.

Quand je suis rentré, j’ai trouvé un mot de Marie. Elle avait fait le ménage, y compris dans le placard. Elle me conseillait d’y monter.

La température y était normale, peut-être un peu supérieure à celle du reste de l’étage. La commode avait retrouvé sa place dans ma chambre et la planche était descendue à la cave. Le mur avait été réparé et repeint. L’œuvre de papa Campistron, qui y avait consacré son week-end. Quand je suis allé le remercier, il a minimisé : il n’avait eu qu’à remettre les briques en place. Certaines étaient en plusieurs morceaux, mais il avait consolidé le tout avec un bon mortier. Un jeu d’enfant, vu que le mur n’avait été attaqué qu’en surface.

J’ai voulu inviter toute la famille à dîner, y compris Lionel, retour de Madrid. Attendez septembre, m’a dit Séverine. Pour l’instant, reposez-vous, préparez vos vacances.

J’avais encore mieux à faire.

Je suis parti à la recherche de Barbara. Sur Internet, évidemment. Aucune trace d’elle ni de Guillaume, le quatrième larron, mais, après bien des erreurs et des déconvenues j’ai fini par retrouver Frédéric sur un réseau social. Il m’a accepté comme ami, nous avons échangé nos numéros de téléphone et c’est lui qui m’a appelé un soir. Très chaleureux, la voix à peine changée, à part qu’il était manifestement un peu éméché. Lui non plus n’avait pas de nouvelles de Guillaume (C’est marrant, je pensais justement à lui), il croyait savoir qu’il était parti aux Antilles, où il avait sombré dans la déprime (C’était un mec super intelligent, mais il avait un fond de tristesse, tu te rappelles ?). Je lui ai parlé de Barbara et de l’aire d’autoroute. C’était quand, tu dis ? On était séparés à cette époque-là. Il m’a confirmé l’histoire de l’enfant mort en bas âge. Mais lui parlait de négligences et donnait l’essentiel des torts à Barbara. T’as su la suite, non ? Elle s’était jetée sous un train. Suicide, l’hypothèse la plus vraisemblable. Mais ça pouvait aussi bien être un accident, car elle avait tendance à forcer un peu sur la bouteille. Quant à lui, ça l’avait affecté cette histoire, tu parles, mais maintenant ça allait, il importait des instruments de musique, à Toulouse, où il avait rencontré sa nouvelle copine, si je passais dans le coin ça lui ferait plaisir de me revoir. Et moi, mon job ? J’ai parlé de commerce international en relation avec l’industrie de l’armement. Une tout autre musique. Après cela nous n’avions plus rien à nous dire.

 

 

J’ai monté mon Alfa.

Minutieusement.

Je m’étais constitué un stock de bières, je n’y ai pas touché.

Au début, je l’avoue, j’étais modérément enthousiaste. Une Alfa...

Puis je me suis pris d’une véritable passion pour ce travail.

À chaque nouvelle pièce, je pensais un peu plus à Marjorie.

J’ai fini un vendredi soir.

Le résultat était magnifique. Il fallait que je le lui dise.

J’ai pris mon téléphone pour l’appeler.

On a sonné à la porte.

C’était elle.

 

 

Nous avons passé deux semaines dans le Vercors. Oui, j’ai osé. J’ai bien fait. Je crois même que nous y retournerons un hiver. Marjorie pratique le ski de fond, et j’ai assez envie de m’y mettre. Le problème aujourd’hui c’est le manque de neige.

Du moins ai-je pu dire adieu à Barbara.

En rentrant de vacances nous avons eu une belle surprise. Enfin, moi. Jef avait profité de mon absence pour poser la fenêtre, aidé par deux complices. Marjorie avait avancé les fonds.

La chambre froide est devenue une des pièces les plus agréables de la maison, grâce à la vue sur la forêt. Et la porte s’ouvre maintenant vers l’intérieur. Avec notre chambre juste à côté et la salle de bains en face, cela pourrait faire autre chose qu’une énième chambre d’amis.

 

 

En septembre, j’ai quitté mon boulot. Je me suis établi à mon compte comme traducteur, et j’ai commencé, modestement, une carrière d’écrivain. Marjorie, qui avait été reçue en juin à l’agrégation, a repris le chemin du collège mais espère être bientôt nommée en lycée.

La pendaison de crémaillère a été une réussite. Jef et Lionel se sont chargés d’écluser mon stock de bières.

J’avais invité mon patron, pour la forme, mais il s’est défilé. Il a quand même trouvé le moyen de me glisser deux mots d’excuse à propos de Chloé Mondésir. J’ai joué l’indulgence.

« Vous nous manquerez. En tout cas Germain ne tarit pas d’éloges sur vous. Il est en Californie pour un an, vous le saviez ? »

Comme si Marie avait pu me le laisser ignorer !

Elle prend sa Terminale très au sérieux. Elle vise une prépa littéraire. Si ses parents sont mutés dans les Landes, elle ira au foyer du Docteur Blanche.

Je la trouve changée. Plus mûre.

 

 

Je n’étais pas encore sorti de l’hôpital que j’avais reçu des messages de deux de mes expatriés au Vietnam. Le troisième ne m’a jamais répondu.

L’un se disait incapable de me renseigner, ayant passé toute sa vie hors des frontières et n’ayant aucune attache en France. L’autre était bien mon vendeur et l’unique héritier de l’homme qui, en 1935, avait fait bâtir la maison.

Un matin, une après-midi pour lui, nous nous sommes appelés.

À mes questions sur la chambre froide, il est d’abord resté silencieux. J’ai cru que la communication avait été coupée. Puis il a pris la parole. À demi-mots, de plus en plus soulagé que je sache finir ses phrases et décoder ses allusions.

« Les années trente, avait-il commencé, c’était peu de temps avant l’Occupation. Ça ne vous met pas sur la voie ? »

Le placard avait servi de cachette à toute une famille.

La police l’avait appris.

Par le maître des lieux en personne.

C’est une autre histoire.

Pas la mienne.

Pas la vôtre.

La nôtre.

 

 

 

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