L’Œil de Bathurst, 11

Publié le par Louis Racine

L’Œil de Bathurst, 11

 

« Marie ! Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’es pas couchée ?

– Et vous ?

– Moi, c’est différent. À ton âge on a besoin de sommeil.

– J’ai surtout un peu froid. Vous m’invitez chez vous ? Vous avez pas pu y foutre le bordel en si peu de temps.

– Chez moi ?

– Vous vous rappelez où c’est, quand même ?

– Tu n’as pas peur que...

– Que quoi ?

– Que ça ne plaise pas à ton père ?

– Ça lui plairait pas, c’est sûr, mais d’où il le saura ?

– Ce n’est pas toi qui m’as dénoncé l’autre soir quand je t’ai proposé un verre ? »

Elle a levé les yeux au ciel.

« Je vous ai pas dénoncé. Mon père a déliré.

– Comme Germain ? »

J’ai cru sentir de la gêne dans sa voix.

« On va finir par nous entendre. J’entre ou pas ? »

 

 

« Ah bah ça va ! C’est pas comme ce matin ! » a-t-elle commenté une fois dans le salon.

« Tu veux boire quelque chose ?

– Vous pensez qu’à ça.

– À quoi devrais-je penser d’autre ?

– Vous auriez une bière ?

– Tu le sais, c’est toi qui ranges les courses. »

Elle m’a suivi à la cuisine.

« Je peux m’asseoir là ? J’aime autant.

– Bien sûr. »

J’ai dégagé un peu de place sur la table encombrée par les reliefs du festin.

« Je m’en occuperai demain », me suis-je cru obligé de préciser.

« C’est sûr que ce sera pas moi.

– Tu nous a régalés. Samantha était impressionnée.

– Elle est pas restée. Tchin. »

Nous avons heurté nos cannettes.

« Tu ne vas pas danser ? Tu n’aimes pas les pompiers ? Et Germain, tu ne passes pas la soirée avec lui ?

– On s’est vus ce matin. »

J’avais donc deviné juste. J’ai craint de rougir, non sans raison, à en croire le regard de Marie.

« Il avait besoin d’être rassuré.

– Il l’a été.

– Si vous le dites.

– Du coup, il te laisse ta soirée. »

J’étais conscient d’avoir marqué plus de dégoût que je ne l’aurais souhaité. J’ai vainement tenté de faire croire à un effet de la gorgée de bière dont j’avais ponctué cette réplique.

« Il est pas comme ça. Et c’est pas comme ça entre nous. Et...

– Et ça ne me regarde pas.

– J’avoue.

– J’aimerais quand même savoir ce qui me vaut ce charmant tête-à-tête.

– Wow ! Vous faites pas trop d’idées. Je suis venue pour vous mettre au lit, pas pour m’y mettre avec vous. Et mon père a rien à voir là-dedans. Ni Germain.

– On ne dirait pas.

– Soyez pas jaloux. Ou alors vous allez vivre l’enfer. Essayez juste de vous améliorer en drague. Quand je vous ai vu partir avec votre amie, j’espérais que vous alliez continuer la soirée ensemble. Mais vous êtes revenu tout seul comme un malheureux.

– Tu me guettais ?

– De ma chambre on voit très bien votre maison. »

Ça ne m’était jamais venu à l’idée.

« Je vais poser ma question autrement. Tu veux une autre bière ?

– Allez. C’était ça la question ?

– Non, ce serait plutôt : pourquoi tant de sollicitude ?

– Tchin. Cherchez pas à me saouler, je tiens aussi bien que Parenty. Sollicitude. En fait, je m’inquiète pour vous. Comme n’importe quelle femme de ménage qui verrait que votre lit était pas défait ce matin, qu’il l’était pas non plus lundi. Que vous passez une nuit sur deux devant votre ordi ou à picoler sur votre canapé. Ou à défoncer vos murs. Non, j’ai touché à rien, c’était pas nécessaire pour comprendre ce qui s’était passé, avec la poussière dans le couloir et le marteau de ouf qui traînait dans la salle de bains. Je l’ai descendu à la cave. J’en ai profité pour fermer le soupirail. Les Préterre le laissaient jamais ouvert quand ils étaient pas là. Désolée pour l’initiative.

– Es-tu entrée dans la chambre froide ?

– J’ai jeté un œil. J’ai estimé que c’était pas à moi d’évacuer vos gravats.

– Tu n’as donc pas déplacé la commode ?

– J’ai touché à rien, je vous dis. Et vous non plus vous allez rien faire ce soir. Juste me parler de Barbara.

– Tu voulais me mettre au lit.

– Pas avant que vous vous soyez débarrassé de votre secret. C’est lui qui vous empêche de dormir.

– Si c’est un secret, pourquoi te le révélerais-je ?

– Ce culot ! Vous vous rappelez pas la première fois qu’on s’est vus ?

– Je ne suis pas près de l’oublier.

– Arrêtez. C’est pas comme ça que vous allez pécho. Si vous avez pas mieux, essayez au moins avec des femmes de votre âge.

– Celle qui était là ce soir a quelques années de moins que moi.

– Mais pas vingt. »

J’ai pensé à Chloé Mondésir. Avec elle, on devait être dans les quinze.

« C’est vous qui avez commencé. Vous m’avez appelée Barbara. Et vous aviez pas l’air de rigoler. Vous étiez en plein trip. Vous savez ce que je crois ?

– Je devine, mais je peux te dire que ça n’a aucun rapport.

– Vous êtes de mauvaise foi, ou vous vous foutez de ma gueule.

– Jamais je n’oserais.

– OK, je me casse. Merci pour la tise.

– Marie ! »

Elle s’est levée. Je n’ai pas bougé. Je ne me voyais pas la retenir. Surtout, je savais qu’elle ne partirait pas tout de suite. Qu’elle avait besoin, elle, de vider son sac.

« Mais c’est vrai quoi ! Vous faites aucun effort. C’est d’une tristesse ici ! C’est vide, mort ! Y a pratiquement rien aux murs ! Et pas un bouquin ! Vous lisez jamais ? Vous savez ce que c’est, au moins, un livre ? »

J’ai souri avec indulgence.

« Mes livres sont dans ma tête. Et toi, qu’est-ce que tu lis ? En ce moment, par exemple ?

– Je viens de finir Le Horla, de Maupassant. Vous connaissez ?

– J’en ai entendu parler.

– Vous devriez essayer. Je peux vous le prêter, si vous voulez. Et vous, c’est quoi ces bouquins que vous cachez dans votre tête ?

– De la poésie.

– Sérieux ? »

J’ai réprimé un élan de désir. Je ne sais quelle forme il aurait prise, exclamation, geste. J’ai tranquillement fini ma bière et suis allé en chercher deux autres dans le frigo.

« Rassieds-toi, je vais tout te raconter.

– J’ai plus envie. Pareil pour la bière.

– Tu es dure. Je cherche à te prouver ma bonne volonté, c’est le moment que tu choisis pour m’abandonner.

– Vous abandonner ? Genre ! Là, vous en faites trop.

– Il faudrait savoir. Assieds-toi. Barbara était une copine. On avait ton âge quand on s’est rencontrés, et tu lui ressembles comme deux gouttes d’eau. Tu n’as pas sa voix, ni son rire, mais pour le reste, c’est elle exactement. Vendredi, quand tu es venue sonner chez moi, ça m’a vraiment fait un choc.

– J’ai bien vu. »

Elle avait posé la main sur le dossier de sa chaise.

« J’étais très amoureux d’elle. Elle était la femme de ma vie. Un soleil. Brune, comme toi. La joie incarnée. À l’aise dans son corps, tactile, drôle, sa seule présence me rendait heureux. Et elle... »

Marie s’est assise. J’ai décapsulé les deux bières. Elle en a accepté une après une hésitation.

« Je suis pas sûre de la finir.

– Comme il te plaira. Elle, donc, elle m’aimait bien. Et c’était très agréable d’être aimé d’elle pour ce que j’étais. Je me sentais reconnu, apprécié. Simplement, elle n’était pas amoureuse de moi. Nous étions un petit groupe de trois garçons et elle s’était jointe à nous. On était très unis. On s’adorait. Un jour, elle est sortie avec un des deux autres, un type super. Il s’appelait Frédéric. Je crois que je n’ai pas compris ce qui m’arrivait. J’ai encaissé de bon cœur, ils avaient l’air tellement heureux ensemble, je l’étais pour eux. Jaloux, bien sûr. Mais je ne voulais pas souffrir, ou plutôt je ne l’aurais pas supporté, alors j’imagine que je me suis débrouillé pour ne pas trop y penser, et eux ils avaient la délicatesse de rester relativement discrets. Bref... »

Je sentais l’émotion revenir, comme le coquillage que la vague va noyer.

« Je ne te l’ai pas dit, c’était pendant des vacances de Pâques à la montagne. Eux étaient en colo, un genre de camp d’ados, mais ils avaient pris leur indépendance. Ils étaient venus là pour skier et refusaient de considérer le ski de fond comme du ski. Or on ne leur proposait rien d’autre. Ils s’étaient rebellés, en quelque sorte. Ça leur a valu pas mal d’ennuis. Cette colo était gérée de façon assez laxiste, avec brusquement des sursauts d’autoritarisme, je m’étonne qu’il n’y ait pas eu plus de problèmes, passons. Moi, je ne skiais pas non plus, j’étais censé réviser mon bac de français chez un oncle. Il me laissait libre de sortir l’après-midi, et je retrouvais mes potes au café du village. On a passé là de très bons moments. Puis les vacances se sont terminées. On était tous les quatre dans des lycées de Paris ou des environs, moi comme pensionnaire, on s’est revus une fois, Barbara et Frédéric étaient clairement en couple, je me suis senti de trop, on a cessé de se voir et même de s’écrire. Mais chaque jour pendant des années j’ai pensé à Barbara, et c’était douloureux.

– Vous avez quand même fini par l’oublier et moi je débarque et tout recommence. Je suis désolée. »

Je ne pouvais plus parler. J’ai bu en attendant de retrouver assez de quiétude, sans garantie.

« Vous auriez pas dû m’embaucher. »

Coup de fouet salvateur.

« Tu plaisantes ! Une perle comme toi ! Et comment j’aurais justifié mon refus ? On m’aurait encore taxé de radinerie !

– Mais c’est pas très sain. Vous me payez à ranger le bordel que vous mettez parce que je vous fais flipper. Et quand je suis là, vous devez vous retenir de me sauter dessus. »

Je cherchais une réplique idoine quand on a sonné à la porte.

 

(À suivre.)

Accès direct aux épisodes :

  1     2     3     4     5     6     7     8     9    10   11   12   13  Épilogue

Publié dans L’Œil de Bathurst

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article