L’Œil de Bathurst, 8
Le ronronnement de la clim’ creusait le silence. Je gardais les yeux sur mes mains, conscient que retarder ma réponse ne pouvait qu’ajouter à mon embarras sans me garantir une voix mieux assurée. J’étais même sûr de craquer à la première syllabe, et j’ai été reconnaissant à Chloé Mondésir de me tirer du pétrin où elle m’avait mis. C’est vrai, c’était quoi cette question ? J’allais enfin me lancer, prêt à la catastrophe, quand elle a dit d’un ton joyeux :
« Excusez-moi, je m’intéressais seulement à vos conditions de travail. »
Sincère ou jouée, cette étourderie m’a irrité juste ce qu’il fallait pour que je remonte au créneau. J’osais maintenant dévisager la jeune femme.
Je ne m’étais pas trompé. Elle était éblouissante.
Sans tapage, sans effort. En rayonnante modestie.
J’ai brusquement réalisé que si j’avais remarqué l’affluence dans le couloir, c’était parce que tout le monde se retournait sur notre passage. Pas pour moi, évidemment. Ou alors pour le contraste que nous offrions.
Ça m’a fait sourire, en même temps que je percevais d’autres signes qui m’avaient jusqu’alors échappé. Ils semblaient indiquer que Chloé Mondésir avait des ancêtres Antillais.
C’est donc avec un mélange de colère, de dévotion, d’amusement et de curiosité que j’ai répondu :
« Et les vôtres ?
– Je ne travaille pas encore. »
Du tac au tac.
« C’est vrai, les stagiaires ne font rien. C’est pour ça qu’on les exploite.
– Donc, pour vous, travailler, c’est faire quelque chose.
– Pas pour vous ? Ou dois-je comprendre que je ne suis pas assez productif à vos yeux ? »
À vos yeux était une expression risquée, tant elle les avait liquéfiants. Elle a senti mon trouble. Habituée, certainement.
« Je ne suis pas ici pour vous évaluer. Je n’en ai ni la mission ni les compétences.
– C’est bien de faire la différence.
– À bac plus cinq, ce serait dommage. Pourquoi êtes-vous ainsi sur la défensive ?
– Pourquoi ne me dites-vous pas ce que vous attendez de moi ?
– Très bien. Je note donc que vous aimez comprendre. À ma question de tout à l’heure – de quoi ne vous passeriez-vous pas ? – vous auriez pu répondre : d’explications.
– C’est sûr qu’il vaut mieux savoir pourquoi on vous met dehors.
– Qui parle de vous mettre dehors ?
– S’agissant de Machuel, personne n’en parlait. Cela dit, il était nul.
– Robert Machuel est le cousin d’une de mes tantes. C’est par lui que j’ai eu ce stage. Non, ne soyez pas gêné. Nul, ça lui va bien. En tout cas je n’ai aucune affection pour lui.
– Ni aucune reconnaissance. »
Je ne sais comment, elle a encore gagné en séduction.
« Le cas n’était pas vraiment désespéré. J’aurais trouvé ailleurs. Ici, ça m’arrangeait.
– Dans la boîte dont votre parent venait de se faire virer.
– Je n’imaginais pas ça à l’époque.
– Et quand vous l’avez appris, vous n’avez pas renoncé pour autant.
– Je ne vois pas pourquoi je l’aurais fait. Mais je croyais que nous devions parler de vous.
– C’est vous qui l’avez souhaité.
– C’est vous qui l’avez accepté.
– On ne peut rien vous refuser, dirait-on.
– Je ne sais pas, je n’ai pas encore tout demandé.
– Forcément, vous avez tout.
– C’est ce que vous croyez ?
– Oui. »
Elle a pivoté vers un des rayonnages, comme si son regard pouvait y ouvrir une fenêtre. Son profil m’intimidait moins. Admirable, certainement, mais pas au point de me faire perdre mes moyens.
Elle ne disait plus rien. Du couloir nous parvenaient des bruits de voix étouffés, audibles seulement quand les gens passaient devant la porte. Mon estomac s’est mis à gargouiller horriblement. J’aurais peut-être pris le parti d’en rire, s’il ne m’avait semblé apercevoir une larme au coin de l’œil de Chloé. Tout le bas de mon corps s’est contracté, de l’abdomen à la pointe de mes pieds, et ma douleur à la jambe s’est réveillée.
« Je suis désolé.
– Je suis désolée. »
On l’a dit exactement en même temps.
Elle était de nouveau tournée vers moi, mais son regard brillait d’un autre éclat.
« Je ne suis pas faite pour ce métier. »
J’avais beau fouiller ma mémoire, je n’y trouvais rien qui ressemblât de près ou de loin à cette scène. L’instant d’avant je m’étais demandé comment j’avais pu juger accueillant ce local aveugle et confiné. La raison m’en apparaissait maintenant avec limpidité : c’était le pressentiment qu’un jour j’y serais initié à quelque mystère.
Elle s’est levée. Je l’ai imitée d’un mouvement réflexe. Elle m’a vu grimacer.
« Je crois que j’ai un genre de sciatique.
– Que vous traitez par des douches de café. »
Elle m’a tendu une carte de visite.
« Vous n’aurez pas tout perdu. Je vous laisse mon zéro-six. N’hésitez pas à m’appeler si vous avez envie de reprendre cette conversation.
– Quelle conversation ?
– Ou de la commencer. Au revoir. Inutile de me raccompagner. Ah ! pour votre sciatique, essayez la sophrologie. »
Déjà elle était dans le couloir.
Je me suis assis devant l’un des deux ordinateurs et j’ai commencé mes recherches, sans parvenir à détacher mes pensées de Chloé Mondésir.
L’heure du déjeuner est arrivée très vite et quand j’ai compris mon erreur il était trop tard. Le temps d’effacer mon historique, de fermer ma session et de regagner mon bureau, par l’escalier de service, m’évitant ainsi deux longueurs de couloir plus l’attente de l’ascenseur, Germain avait filé. Le dossier qu’il était censé étudier traînait sur le bureau, la mention Confidentiel bien en évidence. Au point où j’en étais, comme il avait laissé l’ordi allumé, j’ai regardé ce qu’il avait fait. Rien, apparemment. Ou alors lui aussi avait effacé ses traces. J’ai rangé le dossier et je suis ressorti.
Là, pas de meilleure solution que le couloir et l’ascenseur. Mon retard s’est accru et avec lui ma douleur, j’avais hâte de pouvoir m’asseoir et tout en piétinant au self je me demandais comment je supporterais l’éventualité que Samantha ou même Germain ne m’ait pas réservé de place, mais dès que j’ai pu apercevoir le coin de salle qui m’intéressait je les y ai vus attablés tous deux l’un en face de l’autre à notre table, les autres côtés étant libres, et comme Samantha levait les yeux dans ma direction – à quoi tient le bonheur ! – j’ai pu lui faire signe que je les rejoignais.
En attendant mon Obernai j’ai passé en revue mes trouvailles de la matinée. Une incertitude subsistait concernant l’ancien propriétaire. Je savais qu’il résidait à Saigon, qu’il était dans les affaires et je me rappelais son année de naissance. Il m’a suffi de quelques minutes pour le repérer, et j’ai même déniché une adresse de contact dans la boîte où il bossait. Fier de moi, je suis passé à Chloé Mondésir. Alterner les recherches m’aidait à garder la tête froide. Et de fait, un doute m’est venu. Le type auquel je m’apprêtais à écrire n’était peut-être pas le bon. J’ai redoublé de vigilance, et lui ai trouvé un parfait homonyme chez un autre employeur de Saigon, sans qu’il puisse s’agir de la même personne et d’un défaut d’actualisation. Ça en disait long sur le nombre de Français expatriés dans cette ancienne colonie. Heureusement, j’ai résolu là aussi le problème de l’entrée en relation, le site de l’entreprise était très bien conçu, avec organigramme et trombinoscope, mais ça me faisait bel et bien deux types à contacter. Voire davantage. En approfondissant mes investigations j’en ai effectivement dégoté un troisième ; tout concordait, même le prénom, si l’on se fiait à l’initiale qui en tenait lieu. J’avais été bien inspiré de persévérer.
J’ai donc envoyé trois fois le même message. Entre-temps, et par épisodes, j’en avais appris plus que je n’aurais osé le souhaiter sur Chloé Mondésir, via LinkedIn, où évidemment elle était inscrite sous son vrai nom, et les relations qu’elle y avait. Je l’ai reconnue parmi les amis facebook d’un de ses camarades de promotion, au pseudonyme facile à deviner. Le sien, Cléo Mdr, m’a paru faible et je m’en suis voulu de ne pas l’avoir envisagé en amont. Ses photos étaient des plus sages et surtout très monotones. Elle posait seule ou avec des copines dans des endroits agréables. Curieusement, je la trouvais moins belle que dans la réalité. Soit elle n’était pas photogénique, soit elle avait choisi les clichés les moins avantageux. Ça changeait des pratiques habituelles. Une photo quand même, noyée dans cette banalité, a happé mon regard. On l’y voyait en tenue de gymnaste au-dessus d’une poutre, en plein saut. Un spasme j’en ai eu.
« Tu boites ?
– Arrête, c’est vexant. Une sciatique à mon âge.
– Rassure-toi, ça n’a aucun rapport. Tu devrais essayer la sophrologie.
– Tu es la deuxième à me dire ça aujourd’hui.
– Il y a une autre femme dans ta vie ? »
Je lui ai décoché un regard courroucé. Il n’a pas échappé à Germain.
« La stagiaire ? » a-t-il dit, plus affirmatif qu’interrogatif, la bouche pleine en tout cas.
« Chloé Mondésir. »
J’avais pris un ton aussi neutre que possible, et j’ai sursauté quand Germain a éclaté de rire après s’être dépêché d’avaler.
« Ça fait soft porn. Cheapy, en plus.
– Si c’est le cas, ça ne lui va pas du tout », ai-je rétorqué, glacial. « Dites-moi plutôt ce que vous avez pensé du dossier que vous aviez à lire.
– C’est pas confidentiel ? En plus on bouffe, là.
– Tellement confidentiel que ça traîne sur mon bureau.
– J’avais pas de consignes. C’est la tête de mort qui vous inquiète ?
– Quelle tête de mort ? » a demandé Samantha.
« Vous fouillez mes affaires ?
– Je cherchais de quoi écrire pour prendre des notes. J’ai ouvert un tiroir, ce truc était sur le dessus, bien visible. Vous en faites pas, mon père en reçoit régulièrement. C’est la gloire.
– Par la poste.
– J’en sais rien. J’imagine qu’on entre pas comme ça dans son bureau.
– C’est de ça que tu voulais me parler ? » a demandé Samantha.
Elle avait donc compris le reste. Vive l’intelligence.
« Bien, a-t-elle enchaîné ; indiscrétion pour indiscrétion, on se retrouve en bas à cinq heures et quart ? »
Je l’ai remerciée du regard. Non seulement elle changeait de sujet, mais elle affaiblissait la thèse que je puisse avoir des vues sur Marie. Je me suis tourné vers Germain.
« Et ce problème d’électricité, vous avez pu le régler ?
– Nickel. »
La suite de la conversation m’a suggéré un moyen de l’occuper une partie de l’après-midi. Il disait taquiner en espagnol. Je lui demanderais de vérifier la traduction de certains documents pour le Mexique. Voilà comment, un peu avant quatorze heures, je l’ai laissé de nouveau seul pour descendre interroger Lahouari.