L’Œil de Bathurst, 10

Publié le par Louis Racine

L’Œil de Bathurst, 10

 

Nous avons pris l’apéritif sur la terrasse. Obligé, comme aurait dit Marie. Je repensais à l’enthousiasme des locataires. Un des plus de la maison, de ces avantages capables de leur faire oublier le moins qui m’obsédait. C’est à cela qu’on reconnaît les gens normaux.

Samantha n’aimait pas le whisky, mais j’avais un bon saint-chinian rouge dont elle a fait grand cas. Je parlais peu, préférant la laisser venir d’elle-même aux réflexions voire aux conclusions qui m’intéressaient. Comment avais-je pu retarder ce moment ? De toutes mes relations, Samantha était évidemment la plus apte à me guider dans l’aventure. Les compétences purement techniques de Jef et de Béatrice ne pouvaient me suffire. Une expédition à quatre ? J’en ai eu un soubresaut, m’aspergeant de whisky. Marie avait racheté le même. La bonne petite.

« Tu as froid ? Tu veux qu’on rentre ?

– Je suis très bien. On peut dîner dehors si tu veux. La terrasse garde longtemps la chaleur, avec en plus la réverbération du mur. »

À quatre, sûrement pas. De toute façon Jef ne serait pas en état avant une semaine au moins.

Est-ce à dire que j’envisageais de ne pas attendre aussi longtemps ?

Guide ou non, Samantha me donnerait de bons conseils, et sans que j’aie besoin de les lui demander. Le saint-chinian suffirait.

Son cri à l’ouverture de la porte m’avait tiré de ma torpeur. C’était autre chose qu’une exclamation de surprise, propre à me venger de je ne sais quelle incrédulité. C’était l’expression même du désarroi devant un phénomène parfaitement anormal. Elle en révélait tout le scandale, tout le danger. Elle valait un appel à l’aide, un appel impérieux, redoublant celui que je percevais dans la rumeur. Un appel au secours. Ultime. Désespéré. Ça ne pouvait plus attendre. C’était maintenant.

Oui, mais pas avant le prochain week-end. Il me fallait des vêtements adaptés, sans oublier les chaussures. Et pas à moi seulement. J’allais devoir briefer mes coéquipiers – ou ma coéquipière. J’avais décidément du mal à me représenter les opérations. Je ne me sentais pas l’âme d’un chef ni d’un organisateur, mais je n’aurais pas supporté que quelqu’un d’autre prenne le commandement. J’étais encore tenté de partir tout seul. C’était toutefois trop risqué. Un duo avec Samantha me paraissait un bon compromis.

Curieusement, habité par le sentiment voire la sensation de l’urgence, je m’efforçais, sans trop de difficulté, malgré un frisson de temps à autre, de rester calme et décontracté. Adoptant, pour nous resservir, des gestes déliés, amples et précis. Comme si l’énorme pression du devoir s’était trouvée régulièrement répartie sur toute la surface de ma conscience.

Et cogitant.

Percer du dehors ? Partir de l’intérieur ? Telle était l’alternative que je tournais dans ma main, savourant les reflets de mon single malt aux derniers rayons du soleil.

Passé le cri liminaire, Samantha s’était approchée de mon dispositif anti-intrusion.

« C’est pas une chambre froide, c’est un congélateur ! Qu’est-ce qu’il y a derrière cette planche ? »

– Un trou.

– Qui traverse le mur ?

– Bonne question. Ça ne m’étonne pas de toi. Sortons, tu vas comprendre.

– De toute façon je pourrais pas rester ici une seconde de plus. »

Je m’étais pourtant promis de jeter un œil par l’ouverture avant le coucher du soleil, pour voir comment les choses se présentaient à cette heure-là. À un autre moment que le cœur de la nuit.

Dans le jardin, Samantha grelottait encore, et je lui ai passé la main autour des épaules. Elle s’est blottie contre moi pour se laisser mener derrière la maison, où elle a vu que le mur était intact.

« Eh bien non, en fait, je ne comprends pas.

– Ça ira mieux avec un bon verre de vin. »

J’avais repéré, posés en évidence sur la table de la cuisine et protégés par un film transparent, des olives fourrées et autres amuse-gueules. Je suis allé chercher tout ça pendant que Samantha se réchauffait sur la terrasse.

« Je crois que tu préfères le vin au whisky. »

Ce sourire !

 

 

Quand le soleil a touché la forêt, Samantha en savait autant que moi sur le Pays profond. Sans l’avoir vu, et sans en exprimer le désir. Quant à moi je lui avais tu mes intentions.

Nous gardions le silence. Je me sentais bien. Le whisky me faisait plus d’effet que d’habitude. Je manquais de sommeil.

Samantha s’est secouée la première. Si mon invitation à dîner tenait encore, il allait peut-être falloir y songer. Nous avons choisi de rester dehors, quitte à rentrer pour le dessert. Nous avons mis la table ensemble, vaguement ivres, je ne dirais pas joyeux. Concentrés, mais comme à l’approche d’un cataclysme inéluctable pour lequel on a pris ses précautions sans pouvoir être tout à fait sûr qu’elles suffiront.

« Au fait, a demandé Samantha en revenant des toilettes, elle n’a pas de nom ta maison ?

– Non, pourquoi ?

– Comme ça. »

Marie nous avait préparé le repas idéal. Gazpacho, émincé de poulet au curry (avec lait de coco et noix de cajou, un délice), tarte au citron. J’ai ouvert un faugères que nous avons bu à deux. Il devenait de plus en plus évident, pour moi du moins, que je n’allais pas ramener Samantha rue du Rocher.

Elle ne disait rien depuis un moment et, quand elle a repris la parole, c’est pour dire qu’elle commençait à avoir un peu froid. Nous avons débarrassé vite fait et nous sommes installés au salon, où nous avons fini le saint-chinian.

« S’i’ faut, y a un double fond.

– De bouteille, c’est sûr. On en est à deux cadavres. Remarque, pour un serial killer...

– Ça y est, tu te lâches complètement. En fait, les jeux de mots, c’est pas que tu les aimes pas ; c’est que tu en as peur.

– Je ne peux pas te donner tort. »

Je lui ai récité le poème de Bathurst sur l’œil de la nuit. Non sans émotion.

« Bathurst est aveugle. Pas de naissance, par accident. Quand on le sait on comprend mieux.

– Je croyais à une simple métaphore. Donc, avant d’être complètement bourrée : est-ce que tu as mesuré ton placard ? De la porte au mur ? »

Je me suis soudain senti comme un enfant qu’on réveille pour le battre.

« Non, mais...

– Tu as les plans de la maison ?

– Non, mais c’est bon, c’est la même profondeur. Ou s’il y a une différence elle est minime. Mettons que le mur soit double, avec un espace intermédiaire, ça fera quoi ? quelques centimètres.

– Ça m’étonne que tu n’aies pas mesuré. Un maniaque comme toi. S’i’ faut, tu n’y as pas pensé.

– Qu’est-ce que ça prouve ? Que je suis con ?

– Non, mais que cette histoire te fait perdre tes repères. Qu’elle te trouble plus que moi, par exemple. Donc qu’elle a plus de sens pour toi. Maintenant, il faut que j’y aille.

– Où ça ?

– Je rentre à Paris.

– Je ne suis plus capable de te ramener.

– Y a encore des RER.

– Laisse-moi au moins te raccompagner à la gare. À pied, bien sûr.

– Volontiers. »

Une immense lassitude s’était emparée de moi. Je n’avais plus qu’à me laisser porter par le flot pour ne pas couler. À prendre les choses à la légère.

En consultant les horaires, Samantha a vu qu’elle avait juste le temps d’attraper la prochaine rame. La lune peinait à éclairer le sentier, et j’ai utilisé la lampe de mon téléphone. Samantha marchait vite. Je ne savais quoi penser. J’éprouvais cependant le besoin de parler, et j’ai lâché :

« Tu ne vas quand même pas aller danser ?

– Plus que jamais ! J’ai besoin de me changer les idées.

– Je croyais que c’était ton plan B.

– Le plan B, c’est après le plan A. Comme la face B. Il arrive qu’elle soit meilleure que l’autre.

– C’est rare. »

Nous nous étions tellement pressés que nous avons dû attendre trois minutes sur le quai. Et ç’a été plus fort que moi, j’ai demandé :

« Tu es fâchée ?

– Pas du tout. Juste un peu inquiète. Et je ne peux pas grand-chose pour toi.

– Tu ne m’accompagnerais pas au Pays profond ?

– C’est ton voyage. À toi de voir si tu veux le faire plutôt qu’un autre.

– Plutôt qu’un autre voyage ?

Elle a souri.

« Sois prudent en rentrant. »

La rame arrivait.

« Et à propos de prudence, méfie-toi de cette stagiaire.

– Parce qu’elle croit aux vertus de la sophrologie ? Elle m’a surtout eu l’air un peu paumée.

– Elle a très bien su te trouver.

– J’ai dû l’attendrir, et elle s’est renseignée auprès de la mère Tranier.

– Tu sais que c’est plus ou moins une petite-cousine de Machuel ? »

Les portes se sont ouvertes.

« Amuse-toi bien, fille à soldats du feu !

– Toi aussi, ado attardé, pédophile ! Merci pour cet excellent dîner. Félicite Marie de ma part. »

Furtivement, mais résolument, elle a effleuré mes lèvres des siennes. Puis elle est montée en voiture.

« Prends soin de toi. Au fait, ta jambe ?

– Nickel. Et sans sophrologie. Ça m’ennuie de te voir partir dans ce wagon plein de types louches.

– J’ai quand même échappé au pire de tous. »

Le signal de fermeture des portes s’est mêlé à son rire.

 

 

La lune était maintenant cachée par les nuages mais, soit bravade, soit désespoir, soit encore hommage à Bathurst, j’ai repris le sentier. Sans utiliser ma lampe. Affrontant les ténèbres. Elles étaient totales. Je pouvais me croire aveugle les yeux grands ouverts. Expérience passionnante. J’ai trébuché plusieurs fois. Un fantôme cependant a commencé d’apparaître entre les arbres, sa pâleur me soulevait le cœur. C’était la maison. La maison sans nom. Allais-je pouvoir y dormir ? Je n’avais toujours pas la clé du garage sur moi – encore ce problème de clé qui lui aussi me donnait la gerbe –, et pas question de passer la nuit dehors. Allons ! un peu de cran.

Rien ne troublait le silence de la nuit. J’en étais presque à regretter que Germain et les autres ne squattent pas ma terrasse. On était pourtant comme un vendredi soir. Je les aurais invités à boire un coup, à blaguer, qui sait si Marie n’aurait pas été avec eux ? Je longeais maintenant la haie, encore quelques pas et j’atteindrais le portillon, voilà, j’y étais, il avait émergé de l’ombre, j’avais la main posée sur la poignée, que je tardais à abaisser, pourquoi ? sinon parce que je me savais au seuil d’un chapitre important de ma vie.

Les secondes s’écoulaient, je suspendais toujours mon geste, mon bras s’ankylosait, j’étais sur le point de mettre fin à cette gaminerie qui brusquement m’apparaissait ridicule, quand un mouvement dans la nuit a attiré mon attention.

Quelqu’un approchait, dont la silhouette se précisait peu à peu. Mais je l’avais reconnue au premier regard.

 

(À suivre.)

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