L’Œil de Bathurst, 6

Publié le par Louis Racine

L’Œil de Bathurst, 6

 

Heureusement que j’étais assis. D’un autre côté, j’ai pris conscience de l’impolitesse de ma posture, et il m’a semblé que le regard pesant du patron cherchait à me la faire sentir plus douloureusement encore. Mais toute tentative pour me décoller de mon fauteuil fût restée vaine, si elle n’eût pas achevé de m’anéantir en mettant le comble à mon ridicule. Moi qui avais voulu boxer, j’étais KO, et tandis que les secondes s’égrenaient je prenais conscience de toute la cruauté d’un sport et d’un monde qui n’étaient pas faits pour moi.

Cependant je n’avais pas atteint le terme de mes épreuves, et j’ai réellement cru que mon cœur me lâchait quand le boss a brusquement déchiré le silence d’un rire strident.

« Mais je blague ! »

Il a posé sur mon bureau une fesse bien entretenue.

« Franchement, vous avez mauvaise mine. Ce n’est pas forcément le manque de sommeil. Moi, je me contente de cinq heures par nuit. Mais je prends soin de mon corps. Résultat, j’ai cinq ans de plus que vous, j’en parais cinq de moins. »

Il s’est levé. Allait-il faire sa gym devant moi ? Non, il s’est mis à examiner les quelques photos dont j’avais décoré les panneaux dépolis de la cloison vitrée. J’ai dit déjà ce que je pensais moi-même de ces trompe-l’œil et de leur acquiescement à ma claustration. J’étais prêt à tout encaisser, compliment ironique, fausse connivence, apitoiement sincère, au lieu de quoi j’ai eu droit à un conseil : c’était bien beau les horizons lointains, mais j’avais près de chez moi une forêt où je pouvais me ressourcer tous les week-ends et même le soir en rentrant, voire le matin avant d’aller bosser, que n’y allais-je pas de temps en temps courir ou même seulement marcher, m’aérer, sans crainte de l’y rencontrer lui car il n’y allait plus, il pratiquait d’autres activités, mais je savais bien sûr que nous étions en quelque sorte voisins ?

Il s’est enfin tourné vers moi :

« Pensez-y.

– À quoi ?

– Alors vous ! Écoutez, prenez cinq minutes pour aller boire un café, je vous l’offre. Mais promettez-moi de vous montrer plus énergique avec mon fils. Et surtout plus stimulant.

– Il lui est peut-être arrivé quelque chose. »

Il m’a tendu la main par-dessus l’écran de mon ordinateur. J’ai avancé la mienne, mécaniquement, et j’ai juste eu le temps de saisir le jeton avant qu’il ne tombe sur le clavier.

« Votre café. Vous verrez, tout ira mieux après. »

Un dernier sourire, et il est parti.

J’ai tourné et retourné le jeton entre mes doigts. C’était le plus brillant que j’aie jamais vu. Tout neuf. Un jeton de patron. Il devait se faire livrer personnellement les plus beaux. J’ai décidé de le garder. Mais l’idée d’aller prendre un café me disait bien. J’en profiterais pour me renseigner sur les horaires de Lahouari. Samantha les connaissait sûrement, elle. Parfait, j’irais voir Samantha. De toute façon je ne pouvais pas rester une seconde de plus dans cette cage. Il fallait que je bouge.

J’ai appelé Ferdinand sur mon portable pour lui demander de me prévenir par le même canal de l’arrivée de mon protégé, je me suis levé, sans trop d’efforts, c’était déjà ça, et mes yeux ont rencontré une de mes photos. Je me suis juré de les enlever. Je regardais pourtant ma préférée. Je ne la reconnaissais plus. Ça ne voulait rien dire, ce rivage, ces vagues. C’étaient juste des formes, des taches, qui ne signifiaient qu’elles-mêmes. L’absence de tout le reste, à commencer par ce qu’elles étaient censées figurer. Et, à cet instant précis, pour la première fois depuis que j’occupais ce bureau, j’ai pris conscience qu’il n’avait aucune fenêtre, et que je ne m’en étais jamais aperçu. Que le placard, j’y étais déjà. Aveugle dans une pièce aveugle.

« Et après on s’étonne ! » ai-je commenté en sortant dans le couloir. Quelques collègues ont haussé les sourcils. J’ai tracé impassible vers le coin détente. Devant la machine à café, il y avait comme par hasard Bordonove et Flahaut, toujours fourrés ensemble, tous deux insupportables de suffisance mais dépendant chacun de l’approbation de son alter ego. Ils étaient en train de critiquer quelque chose ou quelqu’un. Ils ont baissé la voix à mon approche mais j’ai compris qu’ils parlaient de l’accord avec les Polonais. J’ai embrayé, en glissant dans la fente un de mes propres jetons :

« C’est sûr que Machuel n’aurait jamais laissé faire ça. »

Ils se sont regardés. Difficile de dire qui était le reflet de l’autre.

« Vous savez quand même pourquoi il a été viré ? »

Je n’attendais pas qu’ils me le demandent, aussi ai-je enchaîné :

« Il pensait comme vous, et il a eu le malheur de le dire devant la mère Tranier, qui s’est empressée de le répéter au patron. Dommage. J’aimais bien Machuel. Il manquait de charisme et de confiance en lui, mais comme esprit synthétique je n’ai guère connu mieux. »

Mon café à la main, je les ai laissés là pour prendre l’escalier de service. Ma douleur à la jambe s’était miraculeusement calmée, j’en étais tout guilleret, et le suis resté jusqu’à ce que je bute contre la dernière marche et renverse la moitié de mon café sur mon pantalon. Rien de grave non plus, faire le pitre au dix-huitième était dans mes habitudes. Je me suis pointé tel quel devant Samantha.

« Je t’apportais ton café, mais il y a eu de la perte. Je n’ai plus qu’à boire le fond qui reste. »

Samantha était spécialement en beauté, et je me suis reproché de n’avoir pas commencé par là, tout en me demandant comment j’aurais pu tourner mon compliment. Elle m’a pris de court.

« Pourquoi tu me regardes comme ça ?

– Parce que tu es magnifique.

– Arrête, j’ai une tête épouvantable. Tu sais à quelle heure ils sont partis les Polonais ? Dix-neuf heures. Ça fait que j’étais chez moi à vingt et une heure et des brouettes, avec plein de boulot encore à finir. Et un mal de crâne !

– Mais vous avez bien bossé. Le patron est ravi.

– Ah ! lui, il a dû passer une super soirée, bien se défouler au squash, et ce matin, non mais admire... »

D’un geste gracieux comme par mégarde, elle m’a désigné le somptueux bouquet planté sur son bureau.

« ... il est arrivé avec des fleurs. »

Elle avait retrouvé le sourire. C’était touchant et vaguement écœurant.

« Ce n’est pas à moi que ça arriverait. Moi, je ne fais pas de zèle.

– Fishing for compliments. Ton rapport sur le dossier R... »

Elle a encore embelli. Et, avec une moue irrésistible :

« Brillant.

– Tu l’as lu ?

– Le patron en disait tellement de bien que j’aurais eu tort de me priver.

– Tu plaisantes. »

La réplique était un pur automatisme et la violence de l’émotion m’a empêché de l’articuler clairement.

« Pas du tout. Mais dis donc, tu m’as l’air crevé, toi. Qu’est-ce que tu fais de tes nuits ?

– Plus tard. Il faut que je file m’occuper du sacré lardon. Juste une question. Tu as vu Machuel hier ? »

Autant lui demander si elle avait peint des endives au minium.

« Non, pourquoi ? J’ai manqué quelque chose ?

– Je te raconterai à table. On déjeune ensemble ?

– Ça, oui. Allez, rejoins ton banc, galérien.

– Attends, un dernier truc. Il arrive à quelle heure, Lahouari ?

– Tu connais le principe des trois huit ? Quatorze heures. Il reste jusqu’à vingt-deux heures. Après c’est le veilleur de nuit.

– Il a intérêt à la veiller, sinon elle dort mal. »

De tout ce qui s’était passé dans la matinée depuis mon arrivée à la boîte, c’est cette chose que j’ai dite qui m’a fait la plus forte impression. C’était comme si, l’espace d’un instant, quelqu’un d’autre avait parlé par ma voix. Comme si un autre esprit avait traversé le mien. C’est parti comme c’était venu, comme une bourrasque dérangeant une chevelure. Samantha posait sur moi des yeux plus étonnés qu’amusés, presque inquiets. Elle savait en quel mépris je tenais les jeux de mots.

Ma jambe continuait de me laisser tranquille, mais j’ai senti qu’il valait mieux que je la ménage et prenne l’ascenseur. Peu à peu la perspective de la soirée se dessinait dans mon imagination, à grands traits d’abord, puis, dans certaines zones du tableau, de plus en plus précis, tandis que de vaste régions en demeuraient aussi vides que dans l’atlas de géographie de mon enfance telle ou telle contrée d’Afrique par exemple ou du grand Nord. Pour ce que j’allais devoir affronter, il me faudrait pouvoir mobiliser toutes mes forces.

Dès l’étage suivant, l’ascenseur s’est arrêté. Les portes en s’ouvrant ont découvert une jeune femme, une stagiaire sans doute. Elle a marqué une nette hésitation avant d’entrer d’un pas décidé dans la cabine et de presser le bouton du rez-de-chaussée. Puis, tout aussi résolument, elle m’a fait face.

Nous n’avions qu’un étage à parcourir ensemble et la sagesse me hurlait de me taire, mais j’ai dit :

« Désolé pour l’odeur de café.

– Oh ! ça, encore, ça va. Bonne journée ! »

Elle s’effaçait pour me laisser sortir.

« Bonne  journée !

Ferdinand a levé les yeux.

« On s’est déjà vus. »

Lui, il commençait à me courir.

« Je parlais à une femme dans l’ascenseur.

– C’est elle qui vous a fait ça ? »

Cette soudaine familiarité m’a sidéré.

« Monsieur Ferdinand ?

– Monsieur Germain n’est toujours pas arrivé.

– Merci. Mais puisque vous n’avez pas la langue dans votre poche, vous allez peut-être pouvoir me dire...

– Si je le sais, avec plaisir.

– Est-ce que je sens mauvais, ce matin ? »

Il a accusé le coup.

« Oh ! je ne me permettrais pas...

– Puisque je vous le demande. Oui ou non ?

– Vous savez, ces choses-là, c’est très personnel... Ça dépend de la sensibilité de chacun...

– Je fais confiance à la vôtre. »

Les portes de l’autre ascenseur se sont ouvertes et Samantha est apparue.

« Tiens, tu as oublié ton téléphone.

– C’est vrai que vous l’aviez pris », a commenté Ferdinand.

« Il ne fallait pas te déranger. Tu es... un ange.

– Ça me fait de l’exercice. Si on en profitait pour revoir le dossier R... ? »

Avant même que je réponde, elle s’est dirigée vers mon bureau. Je l’y ai suivie.

« Je peux fermer ? » a-t-elle demandé.

« Fais comme chez toi. »

Je lui ai proposé mon fauteuil, qu’elle a accepté, et me suis assis dans la même position que le boss un quart d’heure plus tôt.

« Là-haut, je ne pouvais pas te parler, et au self ce n’est pas l’idéal. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi en ce moment ?

– J’ai besoin de vacances. Ça tombe bien, demain c’est férié. Dommage qu’on ne puisse pas faire le pont, à cause des juillettistes, qui nous laissent tout le boulot, mais je vais me reposer au maximum.

– Tu ne m’invites donc pas à prendre un verre ce soir, histoire de me montrer enfin cette fameuse maison. »

 

(À suivre.)

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