L’Œil de Bathurst, 5
À propos de courage...
Ma première réaction m’a ravi moi-même. J’ai éclaté de rire. Mais quelque chose m’a retenu de rouler ce torchon en boule pour le jeter dans la corbeille, et ce geste que je n’ai pas fait m’a rappelé une scène récente, dans le bureau du patron. Ça m’a aidé à comprendre. J’ai examiné le document avec soin.
Mon minable intimidateur ne s’était pas foulé. Il avait utilisé le caractère ZapfDingbats 78, très agrandi, taille 400 probablement, et l’avait centré, mais sans tenir compte du fait que le pictogramme en soi était légèrement décalé vers la gauche. Maniaque comme je suis, j’aurais procédé aux ajustements nécessaires. Quand on centre, on centre. Ça prouvait au moins que je n’étais pas l’auteur de cette saleté. Encore une pensée qui m’a bien amusé. Et puis l’impression était de qualité médiocre. Quelques lignes blanches, minces mais inacceptables, striaient l’image, ruineuse en encre. Quel gâchis. L’enveloppe, ordinaire, ne portait pas la moindre inscription. Le tout suait le manque de génie. J’ai décroché mon téléphone et appelé Ferdinand. Savait-il qui était entré dans mon bureau, à part la femme de ménage ?
Avant même sa réponse (négative, bien sûr), j’ai regretté de ne pas m’être déplacé. Du reste, son embarras de tout à l’heure me semblait maintenant revêtir une signification nouvelle. J’allais lui passer un de ces savons !
Je suis retourné à la réception. Curieusement, je ne pensais plus à ma jambe. Ferdinand faisait l’innocent, les yeux fixés devant lui sur je ne sais quoi d’invisible aux miens. Il s’est payé le luxe d’attendre que je lui parle pour lever la tête.
« Monsieur Germain n’est pas arrivé », a-t-il dit. Je l’aurais giflé.
« Il a été retardé. Répondez plutôt à mes questions. Vous êtes sûr que personne n’est entré dans mon bureau tôt ce matin ou hier soir ? Vous êtes parti à quelle heure ? »
– À dix-sept heures, comme d’habitude. Mais il y avait encore du monde.
– Qui ?
– Vous, par exemple.
– Merci pour le scoop. Et qui d’autre ? »
Il ne pouvait me le dire avec exactitude, mais au moins le patron et Samantha, à cause des Polonais.
« Vous ne savez pas qui entre et sort ? Vous servez à quoi ?
– Je ne m’occupe que de l’étage.
– Et en quittant l’immeuble, vous n’avez vu personne ?
– Si, monsieur Machuel. On s’est parlé rapidement. Il était venu rendre son badge, il avait oublié de le faire vendredi.
– Il a mis du temps à se réveiller. Et il l’a rendu alors ?
– Oui, devant moi.
– C’était Adeline à la réception ?
– Oui, c’était mademoiselle Tranier. Elle a dit qu’en principe elle ne s’occupait pas de cela, qu’il fallait qu’il voie avec monsieur Courbebaisse, qui venait de s’en aller, il y avait un formulaire à signer et tout, je m’arrangerai avec Samantha il a fait, non, elle a dit, ça c’est pas possible, bon, je vais vous le prendre et le mettre au coffre, vous réglerez ça avec eux, merci, il a fait, je leur enverrai ma signature par mail.
– Et il est resté dans le hall.
– Il attendait mademoiselle Larnaudie. J’espère que vous n’êtes pas pressé, j’ai fait, on a les Polonais.
– Il vous a paru comment ?
– Un peu triste, c’est normal, avec ce qui lui arrive. »
J’étais partagé entre la satisfaction d’avoir deviné que mon tourmenteur anonyme était Machuel et l’agacement d’apprendre qu’il avait réussi à amadouer Adeline. Quant à ses relations avec mademoiselle Larnaudie, je savais à quoi m’en tenir. Mais Samantha était probablement le seul membre du personnel à qui on eût trouvé crédible que Machuel soit lié, même de loin. Elle avait toujours affiché une grande ouverture d’esprit et une certaine liberté de mœurs. Mieux, elle les avait fait admettre, et personne ne se serait permis devant elle la moindre remarque sur ses fréquentations. Même Adeline avait donné dans le panneau. Notre cerbère.
Je mesurais brusquement l’aura de Samantha et, plus surprenante et surtout plus inquiétante, l’habileté de Machuel. J’avais beau me dire que ses talents de manipulateur n’avaient pas empêché sa disgrâce et que sa lettre anonyme restait lamentable – car je ne doutais pas une seconde qu’il en fût l’auteur –, j’éprouvais une sorte de crainte, que je m’expliquais mal.
J’ai remercié Ferdinand visiblement éprouvé par cet interrogatoire, je lui ai même dédié un vague sourire, et j’ai regagné mon antre. Là, peu à peu, la crainte s’est muée en angoisse. Il me semblait sentir tout autour de moi la présence malfaisante de Machuel, de minable devenu dangereux.
Cependant, plutôt que de jeter son billet doux à la poubelle, ou de le passer au destructeur, j’ai décidé de garder cette pièce à conviction. Je l’ai glissée dans un tiroir et j’ai essayé de bosser. Impossible. Téléphoner au notaire, pour me changer les idées, ou à Marie, pour la remercier de son aide (la réussite de son intervention auprès de Germain dépassait toute espérance) ? J’ai préféré appeler d’abord Adeline.
Elle m’a reçu comme un chien dans un jeu de quilles. Je ne m’en suis pas formalisé. Il n’y avait guère que le patron qu’elle n’envoyât pas balader – et, apparemment, Machuel. Peut-être fallait-il, pour mériter son aménité, être l’auteur ou la victime d’un licenciement. J’ai rabattu mon orgueil et attaqué bille en tête.
« Dites-moi, j’avais prêté ma carte de fitness à Machuel, je la retrouve sur mon bureau. Il est venu en mon absence ? Vous savez qu’il ne travaille plus chez nous ?
– Monsieur Machuel est passé hier rendre son badge, mais monsieur Courbebaisse était parti. Je n’allais pas le faire revenir, monsieur Machuel je veux dire. J’ai pris la responsabilité de mettre son badge au coffre. Pour la signature, ils s’arrangeront. Et puis ça ne vous regarde pas.
– Ce qui me regarde, c’est que quelqu’un d’étranger à la maison ait eu accès à mon bureau.
– Monsieur Machuel n’est pas monté. Je ne l’y aurais jamais autorisé.
– Et cette carte, alors ?
– Il a dû la donner à mademoiselle Larnaudie.
– Ils se sont vus ?
– Il l’a attendue dans le hall. Ça va, ça ne vous heurte pas trop ? Excusez-moi un instant. »
Elle s’est entretenue en anglais avec un visiteur. Elle n’en finissait pas, sans que je parvienne à mettre mes idées en place.
« J’ai du travail, a-t-elle repris. Vous vouliez autre chose ?
– La vérité. Votre histoire ne tient pas debout. Je ne vous ai pas vue en partant. Ni Machuel. Et toute la clique était loin d’être descendue. Du reste Machuel ne tenait sûrement pas à rencontrer son ex-patron, lequel n’aurait pas admis que vous partiez avant l’heure. Vous ne vous êtes donc que momentanément absentée, mais Machuel a très bien pu en profiter. Il a pris l’escalier de secours, s’est introduit dans mon bureau, et puis il a filé.
– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous avez récupéré votre carte, et tout le monde est content. De toute façon monsieur Belmokhtar m’a remplacée le temps que j’aille aux toilettes. »
Je me souvenais en effet l’avoir salué.
« Et quand vous êtes revenue, Machuel était toujours là ?
– Non, monsieur Belmokhtar m’a dit qu’il s’était lassé d’attendre.
– Ah ! voilà. Il n’a donc pas pu remettre ma carte à Samantha. Vous me racontez des salades.
– Oui, bon, je me suis trompée. Il a pu la donner à monsieur Belmokhtar.
– C’est une hypothèse. Je lui demanderai à l’occasion. Enfin j’observe que quand vous vous sentez coupable vous répondez n’importe quoi ou vous vous défaussez sur un sous-fifre. Cela dit, je ne suis pas non plus enchanté que Lahouari puisse fouiller mes affaires.
– Il appartient à la sécurité. Vous n’avez pas confiance ? Vous avez quelque chose à cacher ?
– Je traite des dossiers sensibles, comme beaucoup de gens ici, vous devriez le savoir.
– Écoutez, j’aime mieux en rester là, sinon, je sens que je vais me mettre en colère.
– C’est ça. Quand on ne sait pas dominer ses nerfs...
– Vous dominez si bien les vôtres !
– Mais je suis très calme. Au revoir. »
En pivotant sur mon fauteuil pour raccrocher je me suis trouvé face à la porte, où s’encadrait le patron, un sourire éclatant aux lèvres.
« On vous fait des misères ? »
J’ai failli répondre : Oui, je n’aime pas qu’on m’espionne. Je me suis abstenu.
« On vous entend du palier. Vous avez raison de vous montrer ferme.
– Au fait, ça s’est passé comment avec les Polonais ? »
J’avais posé la question au hasard, incapable de me rappeler celle que j’avais en réserve.
Son sourire atteignait maintenant ses oreilles.
« Il a fallu batailler, mais nous sommes parvenus à un accord. Le meilleur possible pour nous. Nous voilà repartis pour dix-huit mois. Je vous assure que j’ai passé une bonne soirée.
– C’est Campistron qui a dû souffrir. »
Ça m’était opportunément revenu. Le boss étincelait de joie.
« Le pauvre ! Je l’ai massacré. Il vous en a parlé, non ? Vous vous êtes croisés après ?
– Je ne surveille pas ses allées et venues. J’étais peut-être couché quand il est rentré. »
Il a cligné de l’œil.
« Un nighthawk comme vous ? Plaisanterie à part, vous devriez vous mettre au squash. Ou à un autre sport. Ça fait un bien fou, vous savez. »
J’essaierais volontiers la boxe, ai-je répondu mentalement, tandis qu’il demandait, sans transition :
« Ou est mon fils ? »
Le sourire restait le même, seul le ton avait changé.
« Il est en retard. J’ai demandé à Ferdinand de me prévenir dès son arrivée.
– Quelle importance ? La réception est à vingt mètres d’ici. C’est pour vous laisser le temps de vous déconnecter de vos sites de poker en ligne ? Je plaisante. Ou de préparer votre sermon ? Mieux vaut prévenir que guérir. Si mon fils est en retard, c’est que vous n’avez pas su le motiver. Montrez-moi son bureau.
– Quel bureau ? »
Il ne souriait plus du tout.
« Attendez, vous lui avez bien trouvé un endroit où il puisse se sentir un peu chez lui ?
– J’attendais qu’il ait fait le tour de la maison. Hier matin il a travaillé à la documentation, l’après-midi à l’extérieur, ça avait l’air de lui convenir. Le reste du temps il a ici de quoi s’asseoir et je peux lui laisser un bout de mon bureau. »
Je me sentais devenir cramoisi. Des fourmis rouges me déracinaient les cheveux.
« Vous rigolez ? Il a à peine la place de poser un mac. Où est-il, d’ailleurs, son ordi ?
– Quel ordi ? Il est censé en avoir un ?
– Vous travaillez sans ordi, vous ?
– Je ne savais pas qu’on pouvait mettre un mac à la disposition de votre fils.
– Et Courbebaisse, à quoi il sert ?
– Je suis désolé, je vais régler ça. Jusqu’à présent ce n’était pas indispensable, mais je m’en occupe. En revanche, pour le bureau, je ne vois pas...
– Regardez autour de vous.
– C’est un peu exigu.
– Pour deux, peut-être.
– Je ne comprends pas.
– Parce que vous ne voulez pas. Et si vous travailliez quelque temps à domicile ? Jusqu’aux vacances ? »