Ça plus ça plus ça, 6

Publié le par Louis Racine

Ça plus ça plus ça, 6

 

Ou ma tête ne lui revenait pas, ou le chauffeur du taxi avait un problème avec les infirmes et autres invalides, je l’entendais mouliner entre ses dents des gentillesses, J’suis pas ambulancier, Regardez-le qui s’affale sur ma banquette, i’ veut p’têt’ que j’l’aide, si i’ s’redresse pas tout seul j’lui prends une de ses cannes et... Dire qu’il conduisait brutalement serait une litote. J’ai failli lui demander s’il portait des godasses de ski, mais j’ai craint d’aggraver les menaces qui pesaient sur ma sécurité. Il semblait avoir envie que je me souvienne à jamais de cette course et, joignant l’utile à l’agréable, testait la solidité de mon plâtre et de mes attelles et de ce qui en dépassait. Ça avait le mérite de la prévisibilité. Alors qu’il aurait pu me prendre en traître, depuis le départ je savais à quoi m’en tenir sinon toujours à quoi me tenir, pas question, vous pensez bien, de lire une seule ligne de la pièce, je n’ai donc pas été surpris quand à un moment, du côté du Châtelet, il a pilé sec en plein virage. Il venait de manquer de justesse un piéton.

J’en appelle à toute votre capacité d’adhésion. C’était Placide, dont je parlais à l’instant.

« Pourquoi vous vous arrêtez ? Vous voulez la refaire ?

– Je crois que je l’ai touché.

– En voilà des scrupules. »

Mais déjà le chauffeur était descendu et s’enquérait auprès du miraculé s’il n’avait pas trop souffert dans l’aventure, non sans l’engueuler d’avoir traversé sans regarder.

Placide donnait l’impression de vouloir mériter son surnom, souriant, n’élevant pas la voix, se contentant de brosser de la main un pan de sa parka. J’ai baissé ma vitre pour le héler.

« Norbert ! Tu roules taxi maintenant ? »

Son sourire s’était élargi. J’ai exhibé mes cannes.

« Attends, j’arrive. »

Et, sans attendre l’accord du chauffeur, il est venu s’asseoir à côté de moi, ma guibole reposant sur ses genoux.

« Où allais-tu, beau chevalier ?

– À mon bahut. Près du canal Saint-Martin.

– Joli coin. Qu’est-il arrivé à ta jambe ?

– Je te raconterai à l’occasion. À moins que tu puisses m’accompagner.

– Je suis libre comme l’air. »

Le chauffeur a repris sa place derrière le volant.

« Ça tombe bien, j’ai fait, on va au même endroit.

– Faut pas m’en vouloir, je suis crevé, mon patron me fait bosser comme un âne et ma femme me trompe avec un Arabe. »

Et non l’inverse. Je ne l’ai pas dit mais j’ai bien vu que Placide y avait pensé lui aussi. Un autre trait qui m’a traversé l’esprit, c’est la sentence de Rémi : Nous sommes trop lâches, mon bon.

« Au moins, c’est pas avec un pédé », a prononcé mon compagnon comme pour lui-même. Le chauffeur hochait la tête, approuvant sans bien comprendre.

« Je vous fais pas payer la prise en charge du deuxième. »

Il avait adopté une conduite beaucoup plus souple mais non moins efficace, au contraire, comme quoi. Il a mis la radio. Pendant que la musique adoucissait les mœurs, Placide et moi on a pu causer. On n’a pas eu le temps de tout se dire, vu la brièveté du trajet, j’ai donc suggéré qu’on prolonge la conversation au Pied de vigne, ma destination exacte, là où j’avais l’intention d’attendre au chaud la fin des cours.

J’ai laissé sans rire vingt centimes de pourboire au phaéton pour n’avoir pas écrasé mon ami, dont j’ai rejeté l’offre de payer la moitié de la course, et on a fait une entrée remarquée dans le troquet susnommé.

Je ne sais pas si vous vous rappelez ma précédente entrevue avec Placide et ce que je vous ai dit du personnage, mais j’étais heureux de pouvoir me confier à lui. D’abord, il m’écoutait. Les histoires d’amour, c’était son truc, surtout quand elles ne le concernaient ni de près ni de loin, et s’agissant de la mienne je pouvais être assuré de sa neutralité.

Je m’étais bien sûr étonné de le trouver sur mon chemin.

« T’es pas rentré à Cholet ?

– Pas tous les week-ends. Non, j’ai fait un tour chez Gibert, et là j’allais à la Bibliothèque historique. Mais rien ne presse. Alors, cette jambe ? Il paraît que tu t’es mis à la boxe. Je suppose que ça n’a aucun rapport. »

Je lui ai dit toute la vérité. Ça me faisait un entraînement pour quand je détromperais Rémi, avec cette différence que je n’avais pas sciemment induit Placide en erreur. Un autre avantage, c’est que ça me permettait d’aborder le chapitre Samba. D’une grossesse à l’autre... Que savait Placide ?

C’est de ça qu’on parlait quand on a débarqué au Pied de vigne.

« Je t’invite », j’ai fait. Grâce à Jérôme, j’étais en fonds, et le soir même j’allais palper cinq cents balles.

On s’est installés. Aussitôt le serveur nous a signifié qu’il nous virerait à midi vu qu’on était dans la partie restaurant. Ça nous laissait une petite heure. Connaissant la gourmandise de Placide, je lui ai vanté le chocolat et les brioches de l’établissement, malheureusement des brioches il n’y en avait plus, on pouvait cependant lui faire des tartines beurrées, il a commandé tout ça, moi un guignolet, et on a repris notre dialogue.

Placide avait été mis au courant par Rémi de la situation de Sophie Trunck. Il m’a confirmé que Samba l’ignorait. J’en ai voulu à Rémi de ne pas avoir pris la peine de me le préciser. Sans une intuition providentielle, j’aurais bel et bien gaffé l’autre jour aux 4S.

« Quand même, j’ai dit, cette Sophie – que je ne connais pas, je te le rappelle –, est admirable d’avoir réussi à protéger Samba. Je me demande comment elle a fait.

– C’est vrai, tu ne l’as toujours pas rencontrée ?

– Je ne saurais donc être le père de son enfant.

– Quelle drôle d’idée ! Pourquoi dis-tu ça ?

– Parce que je voudrais pas qu’on interprète mal le fait qu’elle ait demandé partout après moi ces derniers temps. Elle s’est quand même pointée à Clichy.

– Elle a du tempérament, cette nana. Je suis sûr que vous vous entendriez bien.

– Sauf que j’ai pas du tout l’intention de me laisser piéger dans je ne sais quelle magouille. J’ai déjà bien assez de mes problèmes. Figure-toi que côté paternité je suis servi. Il m’arrive un truc ! »

Là, j’ai tout déballé. Placide m’encourageait par son silence. Je ne l’avais jamais vu aussi ému. Il en a oublié sa seconde tartine, bien appétissante pourtant. Enfin :

« Vous voilà tous les deux dans un bel embarras. Que vas-tu faire ?

– La rejoindre. Le plus vite possible. Il me faut juste un peu de fric. J’ai une combine pour en gagner ce soir. Je vais aussi essayer de taper un copain du bahut.

– Si je peux t’aider...

– T’es sympa, mais c’est pas nécessaire. »

J’étais mal à l’aise. Placide ne roulait pas sur l’or. Toute petite bourgeoisie de province. Le premier de sa famille à faire des études.

L’air de rien, il avait entrepris des manœuvres d’approche côté tartine et à un moment où elle ne se méfiait pas, hop ! il l’a délicatement saisie et trempée dans sa tasse. La suite est donc ponctuée de petits craquements de croûte.

« Je me demande... il a fait ; es-tu vraiment sûr de vouloir élever cet enfant ?

– Je le confierai à personne d’autre. Il aura une mère, mais ça suffit pas. Et j’ai pas du tout envie que Marie-Jo se mêle de l’affaire. C’est pas pour rien que Carmen l’appelle sa marâtre.

– Je comprends, mais matériellement ? La naissance est semble-t-il pour la fin septembre. Si tu veux trouver un emploi d’ici là, tu as intérêt à privilégier le bac. Je ne suis pas sûr qu’aller et venir soit la meilleure méthode.

– Qui te parle d’aller et venir ?

– J’espère que tu ne songes pas à t’installer là-bas, ni à enlever ta cousine.

– On verra. Et puis le bac, on peut trouver du boulot sans.

– C’est de moins en moins vrai. Le chômage augmente, tu sais. Tu n’as pas entendu parler de la crise ?

– Justement, ça rebat les cartes. Ce qui compte, c’est la faculté d’adaptation. Je me considère pas comme spécialement empoté.

– Excuse-moi, mais tu n’es pas non plus très ingambe en ce moment.

– Ça m’empêche pas de raisonner.

– Et côté cœur ? »

La question m’a bien troublé. Si quelques heures plus tôt j’avais réussi à oublier Géraldine alors même que la matouze me rappelait plus ou moins consciemment son existence, Placide, à qui je m’étais promis de me livrer en toute franchise, m’offrait là une belle occasion de tester mon honnêteté envers moi-même. Une vraie planche de salut.

« Désolé, je ne voulais pas t’embarrasser.

– T’y serais peut-être pas aussi bien arrivé. »

Crounch, a fait la tartine sous ses dents, tandis qu’il regrettait visiblement cette incongruité.

« Mais t’as raison, j’ai repris, si tu m’avais demandé hier quelle était la femme de ma vie, jamais j’aurais répondu Carmen. »

Hier ! c’était si proche et si lointain. La veille encore tout était si différent !

« Qui, alors ? »

Alors ? Je lui ai parlé de Géraldine. De sa grâce d’elfe, que j’avais d’abord prise pour de l’inanité. De son humour et de sa liberté d’esprit, qui dès notre première conversation avaient fait de nous des complices avant que je me rende compte qu’être sur la même longueur d’onde signifiait bien plus dans notre cas. Placide m’écoutait, laissant flotter sur ses lèvres un sourire inédit, que je ne parvenais pas à interpréter.

« Qu’est-ce qui te prend ?

– Pourquoi n’êtes-vous pas encore sortis ensemble ?

– Je sais pas, moi, on y a pas pensé. »

Ça l’a égayé au-delà de ce qu’autorisait ma balourdise ; il y avait autre chose.

« Tu ne voudrais pas me la présenter ?

– À toi ?

– C’est pour vérifier un truc.

– Si tu veux. Tu me diras.

– Bien sûr.

– D’ailleurs faut y aller, ça sonne dans cinq minutes.

– C’est loin ?

– Non, à une centaine de mètres dans la rue Dieu.

– On y va. Au fait, cette combine pour ce soir, qu’est-ce que c’est ? »

En guise de réponse, j’ai voulu lui mettre le texte sous le nez. C’est en ouvrant mon cartable que je me suis rappelé.

Oh putain !

J’ai quand même cherché, sans raison, surtout pas par acquit de conscience car je savais que ça ne servait à rien.

« Je crois bien que je l’ai oublié dans le taxi !

– Quoi donc ?

– Le texte d’une pièce ; un paquet de feuilles 21-29,7 agrafées, avec une couverture bleu ciel.

– Je n’ai rien vu de tel.

– Je l’avais gardé à la main pour le lire pendant le trajet. Tu parles si j’ai pu ! J’ai fini par le poser sur la banquette. Il a dû tomber et glisser sous un siège. »

Je flippais sec.

« Attends ! Il doit y avoir moyen de retrouver ce taxi.

– D’ici ce soir ? Je dois être au théâtre à dix-neuf heures.

– Personne ne peut te procurer un autre exemplaire ?

– Le problème c’est que celui-là était plein de corrections et d’annotations. C’est celui de Figeac ! Putain, je suis dans la merde !

– C’est de sa faute, il aurait dû faire une photocopie. Il ne t’a pas laissé son numéro ?

– Il l’a écrit sur la couverture ! »

J’étais au supplice. J’ai trouvé la force d’appeler le garçon. Ils avaient le téléphone, forcément, peut-être aussi un annuaire ?

« J’allais vous demander de vous déplacer vers la partie bar. Oui, nous avons.

– Norbert, a fait Placide, ça peut attendre, mais si tu ne veux pas louper ton amie...

– Tu sais ce qui serait génial ?

– Je devine.

– Tu te rappelles le nom de la compagnie ?

– Et même le numéro du taxi. C’est la première chose que j’ai regardée. Allez, file, et si je ne vous rejoins pas, ramène-nous Géraldine. Je te garde ton cartable. Ça sera toujours ça de moins à trimballer.

– T’es le meilleur. Je voudrais pas abuser, mais au pire si tu pouvais appeler le Petit-Odéon, des fois qu’ils auraient une solution… Cherche aussi Abel Figeac.

– Comme la ville ?

– Connais pas. »

Je lui ai épelé le nom.

« Aye aye, Sir ! »

Plein d’espoir et de gratitude, je volais presque sur mes cannes.

J’ai bien dit : presque.

L’angoisse m’a rattrapé sans problème.

Avec ça il s’est mis à pleuvoir, ça tombait dru. Et je ne savais pas ce que j’allais dire à Géraldine. Que j’étais une catastrophe ambulante ?

La sonnerie a retenti. Il y avait pas mal de monde devant le bahut, des pépins étaient éclos et je ne l’ai pas vue tout de suite sous le sien. Elle s’était placée tout près de la porte, comme pour ne pas manquer sa nièce. Car c’est elle qu’elle était venue cueillir, pas ma pomme. Pourtant elle semblait m’attendre : à mon approche, elle n’a pas montré de surprise, mais du plaisir et du soulagement.

Je me suis faufilé jusqu’à elle, au mépris des récriminations, outre que pas un des irascibles abrités ne m’a proposé de partager son toit de toile, chacun le sien et tant pis pour les autres, tout au contraire de la générosité de Blanche Prével qui s’est largement exposée pour me protéger.

« Norbert ! Je suis d’autant plus heureuse de vous voir que j’ai quelque chose pour vous. »

Ce petit air mutin la rajeunissait de vingt ans, me faisait déjà voir Géraldine.

« Qu’est-ce que c’est ?

– Tout à l’heure, quand nous serons mieux abrités. Ah ! voilà la plus belle. »

Sur le coup, j’ai failli ne pas la reconnaître. C’est incroyable comme le nez est important dans une physionomie. Enfin, ça dépend peut-être des gens. Le sien avait peu changé – et, je vous rassure, il avait toujours le même esprit –, mais enfin il était différent, et il a fallu que nos regards se croisent et que Géraldine me sourie pour que je me convainque que c’était bien elle.

Elle a embrassé sa tante.

« Deux bonnes surprises d’un coup ! Norbert, tu ne devais pas garder la chambre ? »

Elle se serrait avec nous sous le parapluie. Il y a plus désagréable comme situation.

« J’ai voulu t’éviter un déplacement.

– Pour les cours ? Je ne les ai pas sur moi. Je pensais repasser à la maison.

– Et moi, a dit Blanche, je venais t’inviter à déjeuner. Du reste, Norbert, l’invitation vaut aussi pour vous.

– C’est gentil, mais je suis avec un copain. Je voudrais d’ailleurs vous le présenter. Il m’attend au Pied de vigne. Nous pourrions boire un verre là-bas à l’abri de la pluie. »

Blanche m’a signifié d’un battement de cils qu’elle avait compris l’allusion.

« Soit. Je serai ravie de faire la connaissance de votre ami.

– Super ! a fait Géraldine ; j’avais justement envie de me saouler la gueule. »

Croyez-le si vous voulez, mais elle était capable de prononcer cette phrase de telle manière que l’on pouvait prendre cela pour le comble du raffinement.

 

 

Par une heureuse inspiration, Placide avait émigré vers la partie bar, où il occupait une table assez grande pour trois, et même pour quatre.

« J’étais sur le point d’aller à ta rencontre, sans parapluie, hélas ! »

On a fait les présentations, passé commande, et j’ai interrogé Placide. Qu’avaient donné ses démarches ?

À son grand regret, il m’a appris que la compagnie de taxis n’avait pas réussi à retrouver le nôtre, probablement parce qu’il avait mal relevé le numéro. Il était affecté de cette défaillance, lui qui d’ordinaire retenait sans problème les dates et les autres chiffres. Cette façon de se faire valoir m’a étonné.

« Et le théâtre ?

– J’ai appelé plusieurs fois, ils ne répondent pas. Et pas d’Abel Figeac dans l’annuaire. »

J’ignore dans quel état m’eût plongé ce rapport sans la présence consolatrice de Géraldine. Mais ce n’est pas à elle que je dois d’avoir été sauvé.

Le serveur était réapparu avec les consommations. Il a posé devant Blanche, en clignant de l’œil, le jus de pastèque. Comme si elle eût attendu ce signal, elle a ouvert son sac et en a extrait ce que vous avez deviné.

« J’espère ne pas l’avoir trop froissé. En tout cas, il a échappé à la pluie. »

C’était mon texte.

 

(À suivre.)

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Épilogue

 

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