Pourquoi pas ?

Publié le par Louis Racine

Pourquoi pas ?

 

Il rentrait toujours par la même petite route de campagne, peu passante même aux heures de pointe ; toujours seul dans sa voiture, chantonnant, grommelant ou pleurnichant, selon le contenu de sa journée ; parfois fonçant gratuitement, parfois se traînant – pour retarder sans doute le moment où il lui faudrait affronter sa famille chérie.

Et, en toutes saisons, dans la pénombre hivernale comme par les belles soirées d’été, quelle que fût son humeur, l’idée pouvait lui venir, toujours au même endroit, de jouer à un petit jeu qu’il avait baptisé le Pourquoi pas ? C’était dans un ample virage en plein bois ; un étroit terre-plein surmonté d’un muret divisait là les deux voies de la route à double sens, garde-fou justifié par le manque de visibilité. Souvent donc, presque à chaque fois, il était tenté de prendre la voie de gauche. Par défi ? Par ennui ? Par une erreur volontaire et fatale ? Il n’eût su le dire. Il n’était pas certain de vouloir mourir. Un soir, il comprit qu’il avait autant de raisons de vouloir rester en vie, et que le jeu qu’il avait imaginé sans jamais s’y risquer traduisait exactement cette alternative. Quant à déterminer s’il était mathématiquement vrai qu’il eût une chance sur deux de rencontrer un obstacle, il en était incapable ; il se figurait plutôt une partie de roulette russe, mais à combien de trous ? Cent ? Mille ? Le problème se compliquait si l’on considérait que rester sur la voie de droite n’excluait pas tout risque d’accident, ni la probabilité de rencontrer un fou dans son genre ! Cette idée l’amusa quelque temps. Mais la tentation ne faiblissait pas. À maintes reprises il fut sur le point de céder, et se retint au dernier moment ; une fois même il s’engagea à contresens sur une cinquantaine de mètres, juste avant le terre-plein, que ses roues mordirent quand il regagna sa voie. Il en eut des palpitations, et ne recommença jamais, jusqu’à un certain soir de février.

 

La journée avait été une des plus horribles qu’il eût jamais connues. Il conduisait vite, les mâchoires serrées, les paupières lourdes. Il alluma la radio, puis l’éteignit. Sa décision était prise. Tant pis pour les victimes éventuelles. Rien ne pouvait plus le retenir. Quand il ne fut plus qu’à vingt mètres du muret, il prit à gauche. Et il accéléra.

Au même moment, il perçut vaguement dans le crépuscule la lueur de phares.

Bien joué.

Une voiture arrivait en face.

Sur l’autre voie.

 

 

Éric Ardouin

 

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Publié dans Treize vendredis, 3

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