Joue-moi encore, 24

Publié le par Louis Racine

Joue-moi encore, 24

 

Ça venait du palier. Un cri à glacer le sang, suivi d’un gémissement plus flippant encore. On s’est précipités, mais avec ma jambe je me suis trouvé bon dernier, derrière Paméla, qui avait évidemment laissé son hôtesse ouvrir la porte, et Annette, que la matouze avait écartée pour la protéger, bref, je ne voyais rien, et quand ma mère s’est mise à crier à son tour j’ai laissé éclater mon dépit, avec moins d’élégance que n’en a cette formule.

On n’en est pas restés là, car je ne sais pas si vous vous souvenez mais la très maîtresse d’elle-même Paméla était capable de péter les plombs, elle l’avait montré lors de l’accident en piquant une crise de nerfs brève mais stridente, et ça n’a pas manqué, elle s’est jointe au concert sur le mode suraigu, tandis que ma sœur s’enfuyait en pleurant dans le couloir sans que je puisse l’interroger.

Et les basses, me direz-vous ? Elles arrivent, en la personne de Würtz ouvrant furibard sa porte et gueulant qu’on l’avait réveillé avec nos conneries, avant de se taire tout d’un coup, comme avaient fait les autres. Alors, dans le silence, tout vibrant encore de son ire, on n’a plus entendu qu’une espèce de plainte. C’était Paula. J’ai enfin réussi à l’apercevoir, tremblante, accroupie devant quelque chose que je ne voyais toujours pas.

Würtz s’est avancé, Paula s’est relevée en chancelant, ma mère a reculé, et vous allez savoir.

S’il y en a qui aiment spécialement les chats, je leur conseille de sauter le paragraphe suivant et leur fais confiance pour retomber sur leurs pattes.

Tout dans ce qui s’offrait à nos regards épouvantés portait la marque de la barbarie la plus abjecte, compliquée d’un raffinement moins supportable encore. On avait disposé les restes de l’animal martyrisé de manière que l’on comprît instantanément à quelle espèce il appartenait, malgré les tortures qu’il avait subies, et par quelles souffrances il était passé. Parmi les images qui se sont éternellement implantées dans ma mémoire, au point peut-être de me hanter encore dans une autre vie, la plus horrible est celle de ce chat éviscéré, écorché, démembré, nous prenant à témoin de ses orbites vides.

 

 

Vous voilà de retour. Un peu de temps encore, pour que nous nous remettions les uns et les autres de nos émotions. Tenez, nous sommes maintenant attablés dans ma chambre-salle à manger-salon, autour d’un remontant (le porto maternel, sauf pour Annette qui préfère... exact, le lait-fraise ; mais je vous en prie, servez-vous à votre guise). Et j’ai pris conscience de trois choses. Paula aussi, évidemment, c’est incroyable comme on se retrouve toujours assez vite sur la même longueur d’onde (attention, je ne cherche pas à occulter le fait qu’en général elle m’avait devancé).

La première, c’est que l’abomination du palier avait à voir avec la série de meurtres sur laquelle on enquêtait. Sans s’y inscrire directement, elle était à mettre au compte des mêmes salopards, et vraisemblablement de F, le plus cruel.

La seconde, que le F en question avait eu un culot d’enfer de venir exposer son œuvre devant notre porte. Il avait agi entre le retour d’Annette et celui de Paula, donc dans un créneau d’une heure au maximum. Ça voulait dire qu’il connaissait nos habitudes et celles des autres occupants de l’immeuble. Par exemple, il ne risquait pas d’être surpris par Würtz.

Troisième point, maintenant que Derambure était mort les flics avaient cessé de veiller sur nous. Je me rendais soudain compte des dangers que nous courions. Et de l’urgence où nous étions de faire admettre notre théorie au commissaire.

Il y en avait un quatrième, mais celui-là c’est Paula seule qui l’a fait apparaître. Je vous le dirai bientôt. Pour l’instant on raccompagne Paméla jusqu’à sa meule. Même moi je suis descendu.

« T’es sûre que ça va aller ?

– Mais oui.

– Sois prudente.

– T’en fais pas. »

Comme le jour de l’accident, sa crise de nerfs n’a pas duré, elle s’est vite reprise, et superbement. Elle est encore un peu flageolante, mais ça se remarque à peine. Et, une fois revêtue de sa combinaison et casquée, elle paraît de nouveau une héroïne invincible.

Un à qui elle a tapé dans l’œil, il fallait s’y attendre, c’est notre voisin. Paula ne s’en est pas plainte, elle n’avait plus à esquiver ses regards appuyés. De toute évidence, Paméla, elle, s’en foutait comme de l’an quarante, accoutumée qu’elle était à ce genre de désagrément. Cette fois j’ai repéré le manège de Würtz, parce que désormais je me méfiais de l’oiseau. On l’a remercié, et il y avait de quoi. Après s’être excusé de sa sortie, il nous avait débarrassés du chat. Aucun problème, il a dit, je comptais pas me recoucher, je dormirai mieux demain. La matouze lui a proposé un café, Je veux pas vous déranger, il a fait, regard appuyé à Paméla, et il est rentré chez lui.

Donc on a raccompagné l’indomptable héroïne et c’est en remontant que Paula me fait :

« Dis, tu l’as bien vu, le chat ?

– Arrête, j’essaie de l’oublier. Mais t’as raison, je pourrai jamais.

– C’est comme moi. Tu ignores peut-être combien j’aime les chats. »

Manifestement, il y avait plus indestructible encore que Paméla.

« Donc, tu l’as bien vu. Tu n’as rien observé d’intéressant ?

– Observé ! D’intéressant !

– Désolée, j’ai pensé que tu préférerais chercher plutôt que de recevoir un nouveau choc en découvrant brusquement...

– Quoi ?

– Ah ! je n’en suis pas sûre, après tout. Et comme tu n’as rien remarqué…

– Je suis fatigué, Paula.

– On le serait à moins. Tu ne m’avais pas dit que tu affrontais une championne de go cet après-midi.

– Ça s’est décidé au dernier moment. Mais je voudrais pas te décevoir jusqu’au bout. Un indice ?

– Un petit ? Un gros ?

– Un petit. Pour commencer.

– Félix.

– Félix le chat. D’accord.

– Et donc ? »

Rien du tout. C’était sans doute très clair, pourtant.

« Bon. Va pour un gros.

– La couleur du pelage.

– Justement, on peut hésiter, avec ce que la pauvre bête a enduré. Je dirais quand même… Oh putain ! »

 

 

Vous aussi vous avez trouvé ? Avant moi, peut-être ?

Comme Paula, j’ai d’abord considéré cela comme une évidence avant d’être titillé par le doute. Et, à vrai dire, que ce chat ne soit pas n’importe quel chat ne changeait pas grand-chose au problème. On savait déjà que la lutte était inégale, que l’ennemi nous serrait de très près et pouvait à tout moment nuire à chacun de nous.

« Il faut prévenir Jules », j’ai dit.

« Je l’ai appelé tout à l’heure avant de rentrer. Je pensais que tu l’aurais fait. »

Impossible de lui expliquer ce qui m’en avait distrait en plus de mon rendez-vous avec Paméla. Lequel du coup paraissait suffire à altérer mon discernement. Heureusement que Paula ignorait la jalousie. En principe.

« L’essentiel, elle a noblement conclu, c’est que l’un de nous deux ait réussi à le joindre.

– Pour lui parler de Bob Morane.

– Tout juste.

– Et comment il a réagi ?

– Il a admiré ta perspicacité.

– C’est pas ce que je demandais.

– À ta place, je prendrais quand même.

– Je t’admire toi de connaître Bob Morane.

– Pourquoi ? Parce que c’est un truc de mecs ? Je suis sûre que tu as lu des trucs de filles.

– Je veux. Ah ! Les Quatre Filles du docteur March !

– Ah ! les créatures du professeur Mars !

– L’Ennemi invisible ! J’en reviens pas. »

Notre complicité s’en est trouvée accrue.

« En attendant, j’ai fait, on a un meurtre à empêcher. S’il est pas trop tard. »

Elle a regardé sa montre.

« Jules est déjà sur place. »

On s’était arrêtés sur le palier du deuxième, entre la porte de Derambure et celle des Lanfredi. Paula m’a questionné sur nos voisins du dessous. Leur nom lui faisait supposer quelque complicité avec nous, avec la matouze surtout. Je lui ai redit rapidement ce que j’avais expliqué à Jules la nuit d’avant.

« Je suis sûr qu’ils soupçonnent rien des origines italiennes de ma mère. C’est pas écrit sur sa figure. Et elle a aucun accent.

– C’est drôle quand même qu’elle ait pris une telle distance avec ses racines. Bon, dis-moi, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux que tu restes ici ce soir pendant que je vais seconder Jules devant l’immeuble d’Isabelle ?

– Tu rigoles, j’ai fait, je vais pas louper ça. Cannes ou pas, je viens. D’ailleurs j’ai une idée. Imagine qu’il faille se déplacer rapidement.

– J’imagine, et je te vois mal dans le rôle.

– Justement, c’est ça l’idée.

– Je t’écoute.

– Axel. Il sera très content de m’aider. En plus il est plus ou moins concerné par cette affaire.

– Norbert.

– De plus.

– Norbert.

– Y a un problème ?

– Tu vas te mettre dans une situation délicate.

– Je saurai me défendre. Et d’ailleurs je serai très clair dès le début.

– Il est difficile de poser des conditions quand on demande de l’aide.

– Je prends le risque, OK ?

– Et comment comptes-tu remercier ton ami, si du moins il est disponible et qu’il accepte ?

– S’il est disponible, il acceptera. Les ennemis de nos amis et les amis de nos ennemis sont nos ennemis.

– Brillant.

– Tu n’es quand même pas jalouse ?

– De tes cannes ? Sûrement pas. »

 

 

Il n’était pas question de servir un bobard à la matouze, Paula et moi on a décidé de jouer franc jeu, mais on a eu un mal de chien à la convaincre, d’autant plus qu’un chat s’en est mêlé, vous voyez dans quel état elle pouvait être, le danger devenait plus que palpable, on avait affaire à des dingues, à des monstres, si on a fini par l’emporter c’est qu’on serait plusieurs et solidaires parmi lesquels Jules et que le commissaire était au courant. J’expliquerai ce point dans le paragraphe suivant. Un truc aussi, j’avais juré solennellement à ma mère que malgré toute ma proximité avec Paula je ne lui avais rien révélé de nos secrets ni ne le ferais jamais sans son accord préalable. Mais comment vous allez dîner ? C’est pas un problème ! On va sauver des vies, maman, on peut pas être plus utile à la société. Ça et tout le reste, et par-dessus le marché le charme de Paula, sans parler de celui d’Axel, ça a fait qu’à huit heures et demie on planquait devant chez Isabelle.

Entre-temps on avait appelé le susdit, qui s’était montré si enthousiaste en dépit de mes restrictions (Je vous le demande comme un service sans rien vous proposer en échange) qu’on s’était senti le cœur vainqueur, et le commissaire, que par chance j’avais eu tout de suite et à qui j’avais raconté le coup du chat (avec assez de talent pour qu’il me prie de lui épargner les détails) mais surtout annoncé notre intention d’agir le soir même. Puisqu’il s’entêtait à dédaigner notre théorie, on se débrouillerait seuls. Il avait hurlé, menacé, j’avais tenu bon, rien ne nous interdisait de passer du temps dans une voiture bien garée, si on avait du nouveau il serait le premier prévenu, et s’il avait la bonne idée d’anticiper notre appel en plaçant des hommes à lui dans le secteur (Discrètement, bien sûr. – Vous n’allez pas m’apprendre mon métier ! – Non, je me contente de le faire à votre place), il aurait peut-être la chance de prendre les joueurs en flagrant délit.

J’avais raccroché tout tremblant. Jamais je n’avais atteint ce degré d’insolence à son égard, mais quelque chose me disait que j’avais eu raison.

À titre documentaire, on avait essayé de joindre Félix, en vain. Puis Axel était passé nous prendre, la matouze ayant exigé de voir à quoi il ressemblait il était monté jusqu’à l’appart’, bonne idée qu’elle avait eue là. Elle n’avait plus marqué la moindre réticence, nous avait congédiés avec un simple Soyez prudents ! – et, à ma seule intention, un C’est malheureux quand même qui n’avait aucun rapport avec les circonstances. Un peu plus tard Jules nous avait accueillis dans sa fourgonnette. Il y faisait le guet depuis près de deux heures – RAS –, Axel était allé garer la Capri dans une rue adjacente, en revenant il avait inspecté les environs – RAS –, et on avait attendu la suite des événements.

Jules avait facilement pu se poster à l’endroit idéal, le vendredi soir ce genre de quartier est pas mal déserté par les départs en week-end, la vue était dégagée de tous côtés et on s’était réparti les azimuts en même temps que les bières, cadeau d’Axel.

Ce n’est pas qu’on n’ait pas le temps, mais vous décrire notre cachette requerrait des compétences spécifiques, celles d’un poète doublé d’un archéologue. Ne les ayant pas, je ferai appel à votre imagination. Jules s’était excusé du désordre et de l’inconfort auprès de ceux qui s’installeraient à l’arrière, à savoir Paula et Axel (moi, on avait jugé préférable de me laisser le siège passager). De fait, les deux malheureux avaient dû se glisser entre éléments de décor et accessoires entreposés là par notre ami et que l’urgence l’avait empêché de décharger et, mi-agenouillés, mi-assis, observaient les alentours par les fentes des rideaux qui occultaient opportunément les vitres des portes arrière. Nous, à l’avant, nous étions plus faciles à repérer, mais la petite taille de Jules l’aidait à se tasser jusqu’à devenir presque invisible ; quant à moi, j’étais placé du côté le moins exposé aux regards, ce qui fait qu’on m’avait commis à une surveillance plus large.

Jules, seul à pouvoir les observer, s’occupait des fenêtres des Messmer, en plus de la porte de l’immeuble, vers laquelle je m’autorisais juste un coup d’œil de temps en temps. Ces fenêtres ne s’étaient pas éclairées depuis son arrivée. Cela ne signifiait pas qu’il n’y eût personne là-haut. Du reste, de vagues reflets donnaient l’impression d’une présence dans les profondeurs de l’appartement.

Pendant que Paula complétait l’information d’Axel, j’ai raconté à Jules l’histoire du chat. Il a fait une drôle de tête. Lui aussi devait aimer les chats. Puis, tous ensemble, on a supputé nos chances. Manifestement l’ennemi nous défiait. En relevant le gant, on l’obligeait à un coup d’éclat, à des imprudences peut-être. Qu’il nous sût en faction devant chez lui n’eût fait que le pousser davantage à la faute. Nous le savions, nous jouions avec le feu. Le risque n’était pas négligeable que nous tombions dans le piège que nous avions tendu. Mais nous pouvions tout aussi bien supposer que la mort de Derambure avait mis fin à la partie, et que les joueurs en étaient réduits à de minables meurtres de substitution comme celui du chat, tournant leur dépit en violence sournoise contre les empêcheurs d’assassiner en rond que nous étions. Auquel cas notre garde était sans objet.

Au moins, on avait de quoi boire.

Mais comment vous allez dîner ? La question de la matouze nous a bien amusés.

La faim toutefois nous gagnait.

L’ennui, aussi. Il ne passait pas grand monde. Parfois, l’un de nous signalait un mouvement potentiellement intéressant, l’approche d’un piéton à l’air décidé ou au contraire hésitant ou une voiture qui se garait et dont on tardait à descendre nous faisait battre le cœur. Puis tout retombait dans la plus décevante normalité. Au bout d’une heure, personne ne s’était présenté devant l’immeuble, personne n’en était sorti qu’une dame promenant son chien. Ils sont rentrés dix minutes plus tard. Fin de l’épisode.

Soudain, j’ai senti un léger sursaut dans mon dos.

Je me suis retourné. Les copains avaient vu quelque chose.

Paula m’a vite détrompé.

« On est cons », elle a dit en se rapprochant.

Axel l’a rejointe. Tous les quatre on s’est regardés.

« On est cons », j’ai fait.

On n’a pas eu besoin d’en dire plus. On partageait la même certitude, les mêmes appréhensions.

On s’était fait avoir.

Jamais on n’aurait dû laisser la matouze et ma sœur sans protection.

« Deux qui restent, deux qui filent à Clichy », a dit Paula. « Attention ! »

On s’est tous tapis. Quelqu’un approchait de l’immeuble. Un grand type que j’avais déjà vu.

Le président du club d’arts martiaux.

Arrivé devant la porte, il a sonné. Il a parlé dans l’interphone, on a entendu la porte s’ouvrir, il est entré, juste comme faisait écran, pilant à notre hauteur, un panier à salade. La sirène a retenti, les flics ont jailli, ils ont cerné la fourgonnette et nous en ont délogés.

Au premier, les fenêtres s’étaient éclairées.

 

(À suivre.)

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Épilogue

 

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