Joue-moi encore, 20

Publié le par Louis Racine

Joue-moi encore, 20

 

Toujours sur le mode muet, ma copine m’a rappelé mon invalidité. Je lui ai fait comprendre que je saurais m’en accommoder. Pas question qu’elle y aille sans moi.

Où ? Eh bien mais vous avez entendu Jules. Il avait sur lui en permanence... un harmonica, certes ; mais aussi ? Bravo : un passepartout.

On a attendu que la matouze soit couchée et, sur la pointe des pieds ou des cannes, on est sortis, en fermant silencieusement la porte derrière nous. On a tendu l’oreille. Pas un bruit dans l’immeuble. On est descendus en relatif catimini, plus près de la catamaxi pour ce qui me concerne, heureusement Paula avait senti venir le coup et a aussitôt rallumé la minuterie, ce qui fait que j’ai pu me rétablir in extremis. Arrivés à destination on a hésité un instant, histoire de se faire peur, on n’avait pas besoin de se parler pour savoir qu’on imaginait les mêmes choses, y compris que la porte s’ouvre sur Maurice en chair et en os, ou sur son fantôme, des bêtises, évidemment.

On n’a pas eu non plus besoin de frapper. Il faut dire qu’on avait fait assez de boucan pour que Jules, même s’il ne nous avait pas guettés, nous devance.

Il s’est effacé et nous a fait signe d’entrer, un doigt sur les lèvres, c’était inutile, ça aussi, mais bien excitant – et attendrissant.

« Vous n’avez pas été longs, il a dit, ni à comprendre ni à venir. Mes chers bons amis ! Comme vous avez dû me trouver ingrat ! »

Car lui avait été hyperrapide à piger cette histoire d’accident et ses conséquences.

« Mais vous voyez, je suis bien vivant. Réjouissons-nous-en, et pleurons ensemble la mort de Pégase. Quant à celle de Derambure, cela nous sera plus difficile. Mais je vous en prie, asseyez-vous. »

On l’a suivi dans le salon. Venant de lui, l’invitation paraissait toute naturelle. Aucune crainte superstitieuse ne pouvait nous retenir de prendre place sur ce canapé qui s’apparentait à un simple élément de décor. L’illusionniste est aussi celui qui sait transformer la réalité en illusion, et Jules y était aidé par le fait que Derambure nous avait constamment joué la comédie. Le pleurer ? Difficile en effet, sinon avec de fausses larmes.

Voilà comment on s’est retrouvés à causer dans ce salon où flottaient, cela ne vous surprendra pas, certains remugles, assortis au mauvais goût du mobilier, plutôt rare, au sens premier du terme. Une des deux seules choses dignes d’intérêt dans cette pièce, c’étaient les tableaux accrochés aux murs et jurant atrocement avec la tapisserie. Je ne chercherai pas à m’attribuer la moindre compétence en la matière, mais on voyait immédiatement qu’il s’agissait de toiles d’artistes talentueux. Des copies, peut-être, mais de la vraie peinture, pas des reproductions à deux balles. Dans le genre abstrait, sauf un paysage enneigé qui m’a fait une forte impression, avec un oiseau sur une barrière, une pie.

L’autre chose, c’était justement un oiseau, suspendu au plafond, la fameuse sonnette visuelle de la vieille demoiselle Caulataille. Derambure l’avait respecté, le trouvant beau sans doute, ou séduit par son originalité. Moi, il me faisait flipper. J’imagine que s’il s’était mis à battre des ailes, même la présence incroyablement réconfortante de Jules ne m’eût pas empêché de hurler. Mais il se contentait d’osciller au-dessus de nos têtes, blême, sarcastique et poussiéreux.

« Vous êtes sûr qu’il est mort ? J’ai fait. C’est pas encore un de ses coups tordus ?

– Parfaitement mort, en chevauchant Pégase, et réduit en cendres avec sa monture. Sous vos yeux, mon pauvre Norbert ! J’étais si loin de me douter ! Et vous qui ne pouviez même pas me consoler de la perte de mon auto devant votre maman, encore moins devant votre sœur, leur ayant dissimulé cette circonstance, naturellement ! »

C’est agréable quelqu’un qui comprend vite et qui en plus vous explique bien.

« Je vous dois quelques précisions », il a dit. « J’avais donc prêté Pégase à une amie, pour la durée de mon séjour à Londres.

– Vous y pistiez Derambure, non ?

– Exactement. Vous aurez droit à une relation plus complète à ce sujet aussi. Il était convenu que mon amie me ramènerait ma voiture vendredi soir. Mais j’étais absent, alors elle a glissé les clés et les papiers dans la boîte aux lettres. Je vous laisse continuer. »

Paula a saisi la balle au bond.

« Derambure a fauché le tout, grâce à son passe. J’espère qu’il n’est pas entré chez vous.

– Il n’a pas pris ce risque. Retors comme il était, il redoutait quelque piège. Et il avait raison.

– Il a utilisé votre véhicule, par pure malignité, peut-être même pour commettre un de ces crimes de la série qui nous occupe, encore que Norbert et moi pensions que ce n’était pas son tour. »

Le visage de Jules s’est illuminé.

« Je vois avec plaisir que nous avons la même théorie.

– Ensuite... J’ai peur de trop m’avancer... de porter des accusations infondées...

– Contre mon frère ? Hélas ! Vous avez vu clair. Ses hommes me surveillent de près. Mais pas d’assez près, apparemment, ou alors ils sont atteints de presbytie. Ils ont pris la Mini en filature, croyant que c’était moi qui conduisais. Derambure a tenté de leur échapper, et il y est parvenu en échappant à tout, sauf à l’Enfer, s’il existe. Jamais René n’eût avoué qu’il avait fait donner la chasse à son propre frère au risque de le tuer, voilà pourquoi il a joué à l’imbécile avec vous. Vous deviez être sacrément remués tous les deux. Mais maintenant que j’ai compris, je vais lui dire ma façon de penser. Et lui demander de me payer une nouvelle voiture. Je croyais bêtement que, ne me trouvant pas chez moi, mon amie l’avait gardée. J’ai essayé de la joindre, impossible.

– Je ne pensais pas seulement à l’accident. Comme Norbert l’a laissé entendre tout à l’heure, on pourrait se demander si votre frère n’est pas mêlé à votre séquestration.

– Oui, j’ai embrayé, ça expliquerait encore mieux qu’il ait montré si peu d’émotion quand on s’inquiétait de votre sort.

– C’est une hypothèse intéressante. Je l’ai bien sûr envisagée. Elle implique toutefois que les poursuivants de Derambure n’aient pas été mis au courant de l’opération. Je me refuse en effet à considérer qu’ils savaient que c’était lui qui conduisait la Mini. Car alors mon frère n’aurait eu aucune raison de retenir l’annonce de sa mort ni d’occulter l’action de ses hommes. Elle serait apparue comme légitime s’agissant d’un vol de voiture.

– Donc, j’ai dit, ils ont fait du zèle, et il ne pouvait pas les désavouer sans reconnaître qu’ils avaient pour consigne de vous marquer à la culotte. »

On est restés songeurs un moment, à baigner dans l’atmosphère indécise du salon de Derambure, indécise mais pas plus pénible que ça, comme suspendue par la jovialité de Jules entre le mortuaire et le farcesque, comme si on était là pour des funérailles de comédie, l’enterrement d’un pet.

C’est moi qui ai rompu le silence.

« Vous deviez nous expliquer les raisons de votre séjour à Londres.

– Vous les aurez. Vous, en échange, vous me direz par quel cheminement vous avez trouvé la chaîne qui relie tous ces meurtres.

– C’est Paula qui a deviné, j’ai fait.

– Grâce à Joseph.

– Joseph ? »

On l’a éclairé.

« Au début, j’ai dit, on croyait à un lien d’une autre nature. »

Et j’ai raconté le coup de l’alignement.

« C’est magique ! » a commenté Jules. « Comment ai-je pu ne pas voir ça ? »

Ses yeux pétillaient.

« Vous vous rendez compte des illusions que peut produire le hasard ? C’est comme la forme des constellations.

– En tout cas ça a beaucoup impressionné votre frère. Quand je lui ai montré le truc, on avait pas encore entendu parler du meurtre de la gare Montparnasse, mais lui qui l’avait en tête, ça a dû lui faire un choc. Bref, on en était restés à cette explication qu’en était pas une, qui compliquait plutôt les choses en les rendant plus mystérieuses. On y a finalement renoncé. On a perdu l’hypothèse géométrique, mais on a gagné un meurtre, celui de l’avenue Mozart. Au fait, comment il a réagi à mon message, le commissaire ? »

J’en ai précisé la teneur à Jules. Vous vous rappelez : Avenue Mozart et gare de Lyon.

Paula a eu un de ses sourires.

« Il n’était pas content. On continuait de s’occuper de l’affaire alors qu’il nous l’avait expressément interdit. Mais c’était admettre qu’on avait vu juste, et il a même accepté de me donner les détails que je vous ai communiqués. Je n’en sais pas plus sur le meurtre en question.

– Abominable et gratuit », a cité Jules.

« Ce sont ses propres termes.

– Et toi, tu lui as parlé de notre nouvelle théorie ?

– Bien sûr, persuadée que je ne lui apprenais rien.

– Et alors ? »

Son sourire s’est transformé en rire à la Paula.

« J’aurais aimé voir sa tête ! »

Il en avait perdu toute contenance, mais ce qui était sûr, c’est qu’il rejetait nos élucubrations. Pas de temps à perdre avec ces enfantillages.

« Oui, c’est bien son vocabulaire. Dommage que vous n’ayez pu arguer davantage. (Il prononçait argu-er, en connaisseur.) Vous n’aviez pas encore remarqué le lien entre les circonstances des meurtres et le nombre indiqué par les dés.

– C’est donc une règle ? » j’ai demandé.

« Oui. Par exemple, le meurtre de la gare Montparnasse a été commis voie n° 5, celui de la gare de Lyon voie n° 10.

– Vous aviez donc tout compris. Qu’est-ce qui vous… ?

– A mis sur la voie ? Le nom d’une voie, justement. En rentrant d’Étretat, je me suis intéressé à l’avenue Mozart. J’avais examiné sous tous les angles le fameux message de la jeune fille blonde, cherchant dans cette suite de lettres et de chiffres ce qui pouvait avoir alarmé à ce point Derambure. Les chiffres ne me disaient rien. J’ignorais qu’ils finissaient le numéro de téléphone de la jeune Sophie Trunck, et Derambure aussi, heureusement pour elle. Quant à certaine particularité arithmétique – vous voyez ce que je veux dire, mon cher Norbert ?

– Le fait qu’il s’agisse des quatre unités exclues d’un carré ?

– Je savais que cela ne vous aurait pas échappé. Il n’y avait là sans doute qu’une de ces illusions dont nous parlions tout à l’heure. Restaient les lettres, et ce nom de Mozart. Or ma vision de l’affaire des meurtres gratuits avait changé en profondeur. J’avais déjà envisagé qu’ils s’inscrivent non seulement dans une série mais aussi dans une sorte de programme, ce qui pouvait les rendre prévisibles donc éventuellement évitables. J’en venais maintenant à les concevoir comme une œuvre collective. Derambure avait des complices. Si le nom de Mozart l’avait fait réagir – par personne interposée –, c’est qu’il avait un rapport avec le meurtre programmé pour ce week-end-là. J’ai pensé à l’avenue Mozart, j’ai enquêté, et je suis tombé sur le crime abominable et gratuit. Mon frère a bien fait de vous en épargner les détails. Je ne vous les révélerai pas. Ce que je puis vous dire, c’est que l’assassin s’est montré d’une rare barbarie.

– Merci, alors », a dit Paula. « Mais comment avez-vous eu accès à la liste des meurtres ? Nous, nous avons cherché dans les archives des quotidiens. Plus exactement, ce sont Annette et Carmen qui les ont épluchées.

– Je ne disposais d’aucune liste. J’étais au courant de l’affaire de la rue de Vaugirard, on en avait beaucoup parlé dans ce quartier où j’ai mes habitudes. Je connaissais d’ailleurs cette librairie, au n° 6, et ce malheureux libraire. J’ai cherché le lien avec le meurtre de l’avenue Mozart ; j’ai mis bout à bout 6, Vaugirard, 16, Mozart, et la solution m’est apparue. Les autres meurtres, je les ai trouvés comme vous, avec cette différence que je savais mieux où chercher. »

Je le regardais avec admiration. À vrai dire, je nous trouvais admirables tous les trois, et ça m’a donné une de ces patates ! Pourtant, les difficultés ne manquaient pas, obstacles ou incertitudes à quoi s’ajoutait désormais l’impossibilité d’obtenir la moindre information de Derambure. Mais, d’une certaine façon, nous étions trois contre deux !

« Et Londres, alors ? » j’ai fait.

« Puisqu’il semble que nous en soyons au même point, vous savez sans doute que Derambure est l’auteur du meurtre du boulevard Saint-Michel.

– Au numéro 9.

– Tout juste.

– Et ce type qui apparemment le surveillait et qu’on a arrêté à sa place, qui est-ce ?

– Vous ne devinez pas ? »

Je me suis tourné vers Paula. Une fois de plus elle avait la réponse.

« Axel, je parie.

– Bravo ! »

J’en ai profité pour raconter ce que j’avais dû garder pour moi devant ma mère, et ainsi répondre plus amplement à la question que Jules m’avait posée concernant le séduisant Allemand. Il m’écoutait avec une grande attention, l’air un peu plus sombre peut-être que d’habitude, oubliant de ce fait de projeter sur le décor cette coloration de fantaisie qui en chassait les spectres. À la fin de mon récit, j’ai pris soin de mentionner la mise en garde du commissaire, et me suis enquis :

« Il le connaît donc ?

– Oui et non. Aucune importance pour l’instant.

– Je crois que j’ai pigé : Derambure est impliqué dans le meurtre de la rue de Dunkerque, mais cette affaire est distincte des autres ; elle entre pas dans le jeu, si j’ose dire.

– C’est, hélas ! le mot exact. Revenons boulevard Saint-Michel. Axel a été relâché, ayant fait valoir sa bonne foi. Il lui a suffi de dire qu’il avait trouvé suspect le comportement d’un inconnu et l’avait suivi. À ce moment-là, je venais juste de comprendre ce qui reliait les meurtres de la rue de Vaugirard et de l’avenue Mozart. Mais, même en reconstituant le reste de la partie, je n’aurais pas pu monter la garde à tous les endroits possibles.

– Comme par exemple le 5, rue de Paradis.

– Quelle mémoire ! Vous devez être redoutable au go. »

J’ai failli parler de Paméla, mais je m’en suis abstenu, avec raison, je crois. Lui de son côté m’a donné la nette impression de différer une remarque incidente.

« Je n’ai donc rien pu empêcher, mais j’ai concentré ma surveillance sur Derambure, que je soupçonnais au premier chef...

– Pourquoi ? » a demandé Paula.

« Parce que j’ai interrogé Axel, et que ce garçon n’a pas seulement de l’oreille, mais aussi du nez. »

Plus que Sophie, j’ai pensé.

« Et voilà comment je me suis rendu à Londres pour l’espionner.

– Mais on vous a mis des bâtons dans les roues. Le commissaire, probablement, dont les hommes ont profité de l’absence de Derambure pour visiter son appartement.

– Ça prouve au moins, j’ai fait, que les flics sont sur la bonne piste.

– Pas vraiment, mon cher Norbert. Tant que mon frère rejettera notre théorie, il restera incapable d’entraver l’action des deux autres meurtriers. Allez, au travail ! des tâches urgentes nous attendent. »

C’est moi qui attendais, ne sachant de quoi il parlait. Paula apparemment avait pigé, car elle s’est levée. Je l’ai imitée.

« Bien, a dit Jules, répartissons-nous les lieux. Vous, Norbert, ménagez-vous. Travaillez si possible assis. »

Il m’a désigné un secrétaire dans un angle.

Vu ! On allait perquisitionner !

 

 

Je n’avais jamais fait ça de ma vie. Je ne dirais pas que ça m’a procuré du plaisir, l’angoisse avait tendance à fourrer son groin humide sous mes paumes, au début je surmontais mal une répugnance qui sentait comme Derambure en plus mort, mais à opérer en groupe, avec le sentiment de l’utilité, car les indices que nous cherchions devaient nous permettre de confondre d’infects salopards, j’ai retrouvé un peu de sérénité. Et puis on a eu des moments de fou rire, surtout quand Paula est sortie de la salle de bains en brandissant triomphalement un flacon de parfum pour homme dont je tairai la marque, d’excellente réputation. Et de fait, sur des tas d’autres que Maurice ça sent plutôt bon, mais sur lui c’était une catastrophe. Pas d’erreur : il s’agissait bien du même produit. Soit Derambure en mettait cent fois trop, soit il le mélangeait à de la bouse de vache malade, soit c’était lui, en tout cas il avait su en révéler des potentialités qui depuis se réalisent automatiquement dès que je suis en présence de la chose. Ça sent bon, tout en excitant au fond d’obscures galeries de lointains terriers des bestioles immondes.

Maigre moisson que la nôtre : à part des confirmations de ce qu’on savait déjà sur le personnage, on n’a presque rien rapporté de nos fouilles. Deux beaux indices quand même, surtout le second.

Le premier, c’est Paula qui l’a déniché : la carte d’un club d’arts martiaux.

L’autre, c’est moi.

J’allais montrer ma trouvaille à mes complices, quand nous nous sommes tous immobilisés.

Au plafond, l’oiseau battait des ailes.

 

(À suivre.)

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Épilogue

 

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