Joue-moi encore, 13
« “Assassiné par Saint-Ex” ? »
Chacun ses énigmes. J’étais censé réagir au quart de tour. Dans la cuisine qu’elle n’avait pas quittée depuis notre conversation et d’où elle m’avait hélé sans préambule ma mère attendait, impériale.
« Combien de lettres, votre majesté ?
– Six, avec un Z au milieu.
– Six lettres ? Y a pas de milieu alors.
– Oh ça va hein. Tu veux pas m’aider ? Tant pis.
– Te fâche pas. Je cherche. En quelle position, le Z ?
– Troisième. »
Tout à coup, j’ai vu. Le mot, pas le rapport avec Saint-Exupéry. À moins que... C’était marrant, je m’étais récemment interrogé sur l’origine de la formule. J’ai crié ma réponse.
« Ça a l’air d’être ça. Mais pourquoi assassiné par Saint-Ex ?
– J’en sais rien. Je demanderai à Rémi.
– Il doit être fort aux mots croisés, lui.
– Je suis pas sûr que ça l’intéresse. Oh putain !
– Dis donc, surveille ton langage. Tu te crois où ?
– Désolé. »
Je venais de remarquer la coïncidence avec la solution de l’autre énigme. Mon cœur s’est mis à cogner dans ma poitrine. J’avais un mal fou à me retenir de téléphoner tout de suite au commissaire au lieu de réfléchir posément, calmement, d’attendre que Paula rentre et qu’on puisse examiner ensemble les implications de notre découverte, si j’ose ainsi m’en attribuer une part. J’avais hâte de célébrer avec elle notre intelligence et notre complicité, après avoir peut-être mystifié un moment ma copine en lui faisant croire que j’avais jeté l’enveloppe sans piger le coup du message caché mais que j’avais trouvé la solution tout seul.
Je ne tenais pas en place, assigné à résidence que j’étais. Mon Norbert intérieur, le plus libre, s’amusait à évoluer à des hauteurs vertigineuses, ma parole, il me narguait. On allait voir si je ne pouvais pas moi aussi prendre de l’altitude.
« On avait pas un plan de Paris ?
– Dans l’entrée », elle a répondu, sur le ton dont elle aurait dit « Je travaille » ; mais il ne faut pas charrier.
Dans l’entrée, dans le petit meuble du téléphone, donc avec le papier à lettres et les enveloppes : je le savais bien. Il faut croire que j’avais besoin de communiquer, tout en gardant secret le plus important.
« Pourquoi ? »
Elle demeurait vigilante.
« T’occupe. Fais tes mots croisés. »
Je suis retourné dans le salon. J’ai jeté un œil dans la rue. La Capri n’était plus là. La 504 non plus.
S’il y a une chose qui me botte, c’est d’étaler un plan ou une carte sur une surface régulière et de m’y promener du regard. À cet innocent plaisir s’ajoutait l’excitation du chercheur qui sent qu’il est sur la bonne piste. La table du salon, donc mon bureau, était assez vaste pour qu’y voisinent le plan de Paris et ce reflet partiel et déformé que constitue ce que vous savez, à moins que vous n’ayez pas deviné de quoi il s’agissait, malgré mes indices, le jeu de mots de Paula et le concours involontaire de la matouze – mais peut-être n’aimez-vous pas deviner.
Paris à vol d’oiseau. Encore une référence qui m’échappait. Ce que c’est que de rêver en classe.
Une heure plus tard, ma mère avait fini ses mots croisés. Quant à moi, j’avais mis au point un scénario que j’aurais voulu pouvoir confronter sans délai à celui que selon toute vraisemblance Paula, seule ou avec les copains, avait établi de son côté. J’aurais bien aussi appelé le commissaire, j’avais une question à lui poser, une seule, elle ne concernait ni son frère ni même Axel, mais il allait falloir patienter, pas question d’agir sans concertation avec Paula.
Pas question non plus que ma mère s’avise de ce que je trafiquais. Le plan de Paris m’a servi à masquer l’objet qui m’aurait valu les réactions ou les questions les plus gênantes. Et de fait, quand elle est entrée, elle n’y a vu que du feu.
« Tu t’amuses bien ? » elle a fait. Qu’est-ce qu’elle aurait dit si son regard avait pu atteindre la couche sous-jacente ! Et heureusement que j’avais pensé à ranger la boîte en ne gardant que l’essentiel.
« On travaille en philo sur Walter Benjamin, tu sais, Le Livre des passages. »
J’aurais pu me dispenser du « tu sais ». Quant à Benjamin, je ne me rappelais plus ce que le prof avait expliqué en cours un jour où par hasard j’étais là et j’écoutais – d’une oreille distraite, force m’est de le reconnaître.
« Oui, ben tu ferais mieux de t’habiller. Tu vas pas rester toute la journée en pyjama. Et puis dis donc, c’est bizarre quand même que tu puisses pas aller au lycée, si je t’ai loué des cannes c’est pas pour que tu te pavanes dans cet appartement.
– C’est pour que je me pavane dans la rue ? dans le bus ? dans le métro ? au bahut ? Tu dis n’importe quoi.
– Attention, Norbert, tu me parles mal, ma patience a des limites.
– La mienne aussi. »
Comme vous voyez, nous les avions vite atteintes.
La matouze était de bon conseil sur un point au moins. M’habiller m’aiderait à passer le temps.
J’ai commencé par prendre un bain, après avoir bricolé un dispositif qui me permît de maintenir au sec ma jambe plâtrée. Je me disais que le bain se prêtait à merveille à la méditation, or c’est de méditer que j’avais besoin. Puisque j’étais réduit à l’inaction, autant en profiter pour approfondir l’étude du dossier, saisir cette chance de me montrer digne de ma copine.
Las ! la détente a été de courte durée.
Je ne voudrais pas vous mettre mal à l’aise, mais une fois plongé presque entier dans l’eau bien chaude, je me suis laissé gagner par la sensualité. Bon, je n’ai pas beaucoup résisté non plus, ça s’est fait tout seul, et je peux vous assurer que contrairement à une idée reçue l’eau chaude n’a pas que des vertus amollissantes. Mais voilà que tout aussi mécaniquement j’en suis venu à penser, si je puis dire, à Paméla, et là…
Je crois que sans ma jambe problématique j’aurais bondi hors de la baignoire comme la carpe hors du seau.
Oh putain !
Vous, je ne sais pas, mais moi j’avais oublié l’histoire du tournage, et je m’avisais seulement maintenant qu’il était urgent que j’appelle Piveteau pour lui expliquer la situation. Il allait me maudire, pas de doute. Il n’était pas près de me reproposer un rôle, ni moi de joindre mon épiderme à celui de Paméla. Tant pis ! Cette fille d’ailleurs m’était assez indifférente, vous avez pu le constater.
Ni lavé ni reposé, je me suis extrait de mon court bouillon, séché, habillé, peigné tout en préparant mon speech, puis j’ai mis le cap sur l’entrée. Juste comme j’allais saisir le combiné, la sonnerie du téléphone a retenti.
C’était le commissaire.
« Ah ! Norbert, parfait, c’est à vous que je souhaitais parler. Alors ? Comment supportez-vous la claustration ?
– Pourquoi ? Vous voulez m’envoyer en prison ?
– Pas de danger, tant que vous ne le méritez pas. Je vous appelle parce que j’ai une bonne nouvelle pour vous.
– J’espère qu’elle l’est pour vous aussi.
– C’est votre truc, ça, hein, démarrer au quart de tour ? Mais votre remarque, je dois l’avouer, n’est pas dénuée de pertinence. »
J’ai senti un agréable frisson me parcourir. À cause non pas du compliment, mais de ce qu’il m’apprenait de Jules.
« Il s’agit donc de votre frère. Désolé d’aborder le premier le sujet.
– Pour cette fois, je vous pardonne. Norbert, vous qui me parliez de téléphone hier, vous savez que vous étiez injoignable ? »
Nouveau frisson, très différent du premier.
« C’est Jules qui vous a dit ça ?
– Il n’a pas réussi à vous avoir de toute la soirée.
– Une occasion comme une autre de parler à son frère. Au fait, c’est qui l’aîné ?
– N’abusez pas de mon indulgence, mon jeune ami. Les choses ne se sont d’ailleurs pas passées comme vous le supposez. C’est moi qui ai appelé Jules ce matin.
– Vous étiez inquiet ? Je vous avais fait peur ?
– Pas du tout. Mais, comme hélas ! vous ne pouvez l’ignorer, mon frère est censé faire son intéressant dans un petit film de bébé-réalisateur, et le bébé en question désespère de lui mettre la main dessus. Alors il m’a contacté. Quelqu’un a dû lui dire que nous étions parents.
– Oui, et le bébé, vous le prenez au sérieux, tandis que moi, ce que je dis ou rien, c’est pareil.
– Attendez, vous m’êtes directement entré dans le lard, vous vous emballiez, mieux valait arrêter la machine.
– Mais maintenant, vous aimerez peut-être savoir ce que j’avais sur le cœur ?
– Pourquoi ? Mon frère va bien, c’est le principal.
– Vous l’avez vu ?
– Non, comme je vous l’ai dit, je l’ai appelé chez lui. Donc il répond. Donc il est là. Il est rentré.
– D’où ?
– De Londres.
– Lui aussi ?
– Vous pensez à Derambure ? Écoutez, Norbert, je vais vous demander de me laisser parler. Si vous avez des questions, j’y répondrai tout à l’heure. »
J’étais dans cet état que je déteste et où je me retrouve systématiquement dès lors qu’on me traite comme quantité négligeable, j’avais des tremblements d’indignation, et la matouze n’a rien arrangé. Où s’était-elle planquée pendant tout ce temps ? vous demandez-vous. C’est que vous ne la connaissez pas encore très bien. Quand j’ai décroché, elle était dans la chambre d’Annette à mettre un peu d’ordre, enfin, de son ordre à elle, parce que la chambre d’Annette à l’époque était si bien rangée qu’on aurait pu croire que ma sœur cherchait à la vendre. La matouze donc s’est rapprochée, a tendu l’oreille, a compris qui appelait, et s’est installée confortablement dans la cuisine pour écouter mes répliques et reconstituer le reste de la conversation. De sorte que tout ce que vous venez d’entendre lui était autant destiné à elle qu’au commissaire. Et que s’il vous vient à l’idée que mon indignation se nourrissait aussi de cette indiscrétion, vous n’êtes pas complètement à côté de la plaque. Mais bon, René et elle se connaissaient, elle restait sur la frustration de la veille, quand le commissaire l’avait écartée de notre entretien, il faut la comprendre, et lui reconnaître la délicatesse de ne pas s’être imposée plus que ça, du genre Tu me le passeras ou Tu lui diras bonjour de ma part. Elle avait commencé une nouvelle grille de mots croisés et paraissait se désintéresser de tout le reste. Ah ! tellement prévisible, et tellement irremplaçable. Bref.
« Norbert, vous êtes là ?
– Oui, oui, excusez-moi. Ma mère aussi, d’ailleurs. Vous voudrez sans doute lui parler ? »
Elle faisait non de la tête, les sourcils froncés. Elle s’est levée pour fermer la porte de la cuisine.
« Vous lui direz bien des choses. Vous m’écoutez, maintenant ?
– Allez-y.
– À la bonne heure. »
Et il m’a servi l’histoire que voici.
Pas effrayé, ça non, mais intrigué par mes accusations, il s’était renseigné...
(Bon, je me suis juré de ne pas l’interrompre, je vous dirai après.)
... il s’était renseigné, donc, et il avait appris qu’une Austin ressemblant à celle de son frère avait brûlé samedi après-midi dans le treizième arrondissement, suite à un accident de la circulation. Ça l’avait éclairé sur mes craintes, pas sur mes accusations.
(Non, non, toujours pas d’interruption.)
Sur ces entrefaites, il reçoit un coup de fil de Piveteau qui, après s’être assuré qu’il est bien le frère de Jules, lui apprend que le comédien est introuvable depuis plus de trois jours. Il le tranquillise, mais cette fois quand même il est ébranlé. Alors il appelle son frère, qui répond aussitôt. Il vient juste de rentrer, il était à Londres, et dans l’incapacité absolue de donner de ses nouvelles. Il est désolé, bien sûr. Il s’apprêtait justement à contacter Piveteau et tous ceux à qui il a fait faux bond, moi par exemple, il avait d’ailleurs essayé de me joindre la veille au soir mais mon téléphone sonnait toujours occupé, peut-être même était-il en train de m’appeler, mieux valait donc abréger notre conversation, mais enfin le commissaire avait tenu à m’informer lui-même de cette heureuse issue, et, si la fantaisie m’avait pris de lui présenter des excuses, il les aurait acceptées de grand cœur. En même temps, il mesurait l’inconfort de ma situation et ne voulait pas m’accabler.
Je l’avais écouté jusqu’au bout sans moufter, j’avais bien gagné le droit de l’asticoter un peu. Mais j’ai commencé par lui donner ce qu’il me demandait, soyons diplomate ou anesthésions-le, et puis je suis monté au créneau. Je faisais attention cependant, je gardais à l’esprit que j’aurais des comptes à rendre à Paula. C’est comme ça que je me suis retenu de m’étonner qu’il soit tombé si rapidement sur la solution du mystère avec cette Mini brûlée. Paula partagerait mes doutes, et c’est justement pourquoi j’ai préféré jouer les naïfs. Du coup, je pouvais demander innocemment si l’accident avait fait des victimes. J’avais encore en tête la vision horrible du pompier fouillant la carcasse calcinée de son espèce de croc.
« En effet, il n’est pas resté grand-chose du conducteur. Mais il était seul à bord.
– Et la cause de l’accident, vous la connaissez ? Comme j’ai tout vu, j’aurais pu vous aider.
– La vitesse excessive.
– Oui, la Mini fonçait, mais parce qu’on lui filait le train.
– Des témoins ont déposé dans ce sens, effectivement. Je ne suis pas chargé de l’enquête. Si vous avez des choses à dire, adressez-vous au commissariat du treizième arrondissement. »
J’ai respiré un grand coup. J’imaginais Paula près de moi. Elle avait pris l’écouteur et me considérait de ses grands yeux dorés.
« Vous pensez que je peux leur parler de la 504 ? »
J’aurais juré qu’il flippait.
« Quelle 504 ?
– Celle des poursuivants. Une 504 bleu nuit. »
Non, je n’ajouterais pas : comme celle des flics qui planquent dans ma rue.
« Évidemment, vous pouvez toujours mentionner ce véhicule ; je crois d’ailleurs qu’il figure dans le rapport, mais vous savez, c’est un modèle courant. »
Idéal pour une voiture de police banalisée : non, je n’ai pas rebondi. J’avais mieux.
« Pas comme la Capri 2300 GT V6 de mon ami Axel, qui était garée en bas de chez moi ce matin. »
Il a repris toute son assurance.
« Je suis au courant. Méfiez-vous de cet homme.
– Vous auriez pu me mettre en garde plus nettement.
– D’un autre côté, on vous protège. Et vous n’êtes guère susceptible de quitter votre domicile. »
J’ai bien senti que je n’en saurais pas plus. J’ai dévié sur un autre sujet.
« J’abuse, mais qu’est-ce que Jules était allé faire à Londres ? Et qu’est-ce qui lui est arrivé là-bas de si fâcheux ?
– Ce qui est fâcheux, Norbert, c’est votre question. Contentez-vous de savoir mon frère sain et sauf, et reprenons les bonnes habitudes. Vous l’interrogerez lui-même. Il attend d’ailleurs que votre ligne soit libre. »
À peine j’ai eu raccroché, la matouze est descendue faire une course. J’en ai profité pour me repasser le film, j’épluchais mes répliques sans voir ce que Paula aurait à y redire, celles du commissaire lui inspireraient probablement les mêmes réflexions qu’à moi, j’avais retrouvé une certaine force morale, une certaine confiance dans mes capacités intellectuelles, au point de juger qu’il valait mieux devancer l’appel de Jules. Ça me permettrait de passer sereinement d’autres coups de fil importants. Mais auparavant j’allais faire ce fameux numéro qu’on m’avait donné au moment de l’accident. Maintenant que je savais à quoi m’en tenir, cette démarche n’avait plus rien de désagréable.
Bon, il a fallu errer un moment dans le labyrinthe téléphonique de la police pour tomber sur la bonne personne, celle dont la voix ne serait pas sans issue. Et, à ce stade encore, emprunter quelques sinuosités.
« Vous êtes de la famille ?
– Comment le saurais-je, si je ne sais pas qui est mort ?
– Mais si vous savez que la personne est décédée, pourquoi appelez-vous ?
– Pour savoir qui c’est.
– Donc vous ne la connaissez pas ?
– J’espère que non.
– Mais enfin si vous la connaissiez vous sauriez qui c’est ! »
Et ainsi de suite.
Enfin j’ai obtenu le nom du mort.
Un certain Maurice Derambure.