L’Hiver minimal, 42

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 42

 

XI

 

Le lendemain, Sologne me téléphona.

« Monsieur Casaque, il ne faut pas nous en vouloir s’il nous arrive parfois d’avoir des mots entre nous. Vous n’étiez visé par aucun de nos propos. J’espère que vous nous reviendrez bientôt. Robur a lu ce que vous lui aviez donné, et il aimerait vous en parler. Moi-même, j’y ai jeté un œil ; ça n’est pas mauvais, monsieur Casaque, loin de là. Bien sûr, il y aurait quelques retouches à apporter ; c’est la première fois que vous entreprenez une œuvre de longue haleine, *alors évidemment, il vous manque, disons, un peu de technique. Mais le fond est bon...

– Le fond, vous savez, ce sont des souvenirs...

– Vous devriez passer nous voir. Voulez-vous dîner avec nous demain soir, rue Lepic ? Je crois que vous connaissez l’endroit...

– C’est que j’ai déjà accepté une invitation.

– Ah ? Vos traducteurs, peut-être ? Bon... alors mercredi ?

– Entendu pour mercredi ; mais je donne un cours de sept à huit. Je serai en retard.

– Un cours ? Un cours particulier ?

– Oui, de mathématiques.

– Ah ? Bon, alors à mercredi !

– C’est cela. Vous m’excuserez auprès des autres. »

Je raccrochai. Je n’avais retenu aucune invitation pour le lendemain soir, mais je n’avais pas envie de revoir les poètes.

Il était midi. Que ferais-je du reste de ma journée ? Continuerais-je à écrire ? Continuer ce que je n’avais pas même commencé ! Écrire, oui, il le fallait, mais j’avais changé d’avis sur ce que serait ce livre ; plus exactement, j’avais maintenant un avis, et le besoin d’écrire naissait seulement en moi. Un faux départ, voilà ce qu’avaient été les premiers chapitres. J’y avais mis n’importe quoi, sans réfléchir, cédant à l’excitation, non à l’enthousiasme. En quoi ce magma d’images décolorées pouvait-il les intéresser ? Écrire un livre : il jaillirait de moi comme la lave d’un volcan, sous la poussée de forces internes elles-mêmes en mouvement. Cette bouillonnante pression, je commençais à peine à la ressentir en même temps que j’en mesurais la nécessité.

Je m’apprêtais à descendre saluer le patron de la taverne et lui présenter mes excuses, car mon attitude de la veille au soir l’avait sûrement déconcerté, quand le téléphone sonna de nouveau. C’était Jérôme.

« Alors ? demanda-t-il ; votre œuvre a-t-elle été appréciée à sa juste valeur ?

– C’est moi qui n’en suis plus très content.

– Allons bon ! je m’en doutais ! la traduction laisse à désirer ! dit-il en riant.

– Vous savez ce que je vous en ai dit... Non, c’est un problème de fond.

– Mais le fond, ce sont vos souvenirs ! Des mensonges pèseraient-ils sur votre conscience ? » Il rit encore.

« Plutôt un manque de cohérence, une certaine désinvolture, qui confine au mépris du lecteur.

– C’est l’opinion des poètes ? Après tout, ce sont eux qui vous ont commandé ce livre !

– Précisément. Je préférerais me le commander moi-même.

– Je comprends.

– Et je me suis un peu brouillé avec eux.

– Une réflexion qui vous a déplu ?

– J’ai dû mal en saisir le sens, et me froisser pour quelque chose qui n’en valait pas la peine.

– Ne vous en faites pas, ça s’arrangera. Dites, je voulais vous inviter à dîner ; vous êtes libre demain soir ?

– Bien sûr, répondis-je. C’est très gentil à vous.

– Non, c’est normal ; et puis ça vous changera de la rue Lepic. »

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

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