L’Hiver minimal, 28
J’ai chaussé mes souliers, j’en ai soigneusement fixé les crochets, j’ai bu de l’eau à la carafe, je me suis mis en route. J’avais bien dîné.
Ce chatouillement aux épaules : un oubli ? Ma maison me regardait partir, pour toujours sans doute, je n’avais pas l’intention d’y retourner.
Tout m’amusait. Mes souliers brillaient dans la nuit, leur éclat se reflétait dans le cortège des vitrines. Je me disais ces mots, un jeu.
Ce récit semblera bizarre. J’aimerais, malgré tout, que le lecteur y voie (comme moi) de la pureté.
Par exemple quand je grimpe dans le bus d’un élan ; maîtrisé comme il devait l’être, pour une complète jouissance.
J’avais téléphoné à Charlotte. Le seul son de sa voix, après tant d’années ! Comment dire ce que j’ai ressenti ?
Je suis arrivé. La porte était ouverte. Charlotte au piano. Des chandeliers, au milieu du salon une table de ping-pong qui lui sert de table ordinaire. La pénombre, les fleurs, les murs solides et peints ; le plancher verni, ses creux et ses bosses.
C’est chez Charlotte.
J’en suis parti un matin, à la fin de l’automne. J’étais jeune. Depuis nous ne nous sommes pas revus, nous ne nous sommes pas écrit, nous avons vécu chacun de notre côté, indifférents l’un à l’autre, ou à peu près. Nous nous aimions peu, nous nous aimions bien. « Tu te rappelles, me dit Charlotte en riant, le jour où tu m’as quittée, un jour glacial de décembre ? Tu avais laissé la fenêtre ouverte en partant, et j’ai eu froid pendant soixante ans. »
Au fond du couloir, sa chambre. Des étoffes, des couleurs, de petits triangles de fer émaillé qui pendent en grappe du plafond et parfument le moindre courant d’air de leur musique. Au fond de la chambre, son lit. Nous nous y étendons l’un contre l’autre.
Je raconterais mille fois cette anecdote. J’aimerais la lire – une fois.
L’avenue Pasteur est une plaie d’ennui. Je traîne sur le trottoir le faible concert que font dans ma poche quelques pièces de monnaie avec une boîte d’allumettes, plus petite que celle que je serre entre mes doigts froids et dans laquelle reposent, enveloppées de coton, deux oreilles grises, sèches, un peu recroquevillées. Quiconque n’aurait pas assez fréquenté Angelino les reconnaîtrait difficilement, bien qu’elles n’aient pas tout perdu de leur caractère. Des oreilles si belles que, vraiment, je n’avais pas hésité à les prélever sur la dépouille de mon beau-frère pour les offrir à la femme qui les avait tant aimées.
Charlotte sait que son frère est mort, que c’est moi qui l’ai tué. Pourtant elle accepte de regarder les photographies que je lui tends ; même, elle les examine en détail. Elle ne peut réprimer un sanglot en découvrant les oreilles. « Merci », dit-elle. Je lis dans ses yeux la tristesse et la peur. Mais à quoi bon lui expliquer ? Comment comprendrait-elle ce que je ne comprends pas moi-même ? Pourquoi répondre à ses questions quand j’ai déjà bien assez des miennes ? Au reste, elle ne dit rien de plus, m’offre un verre de rhum. Nous nous taisons. Nos propos seraient couverts par le vacarme qui règne dans la salle à manger. Une abondante marmaille, en effet, se dispute l’accès de la table, crie, gesticule, bouillonnement incessant. Tous ces enfants sont pauvrement vêtus ; le plus vieux n’a pas douze ans. Je hurle :
« Tu as de l’argent ? »
Tous s’immobilisent, assommés, comme par magie ; je suis le magicien. Seuls les plus jeunes font encore entendre un léger babil. Les autres me dévisagent silencieusement. Leur stupeur s’est muée en curiosité ; ils attendent.
« Écoute, Louis... dit Charlotte.
– Je crois qu’Angelino ne t’a rien laissé. Prends ça, ça t’aidera quelque temps. »
Effectivement, il y a sur la table vingt mille francs en billets de cinq cents ; toute ma fortune.
« Tu habilleras tes gosses, tu t’habilleras toi-même. Tu... »
Tous pleurent à présent, et Charlotte les fait taire à coups de pantoufle.
« Tu ne voudrais pas te remarier ? dis-je doucement.
– Et eux ?
– C’est vrai, les gosses... »
Je boutonne mon pardessus.
« Bon, je m’en vais.
– Tu ne restes pas dîner ?
– On m’a déjà invité. »
Elle se demande sans doute ce qu’elle pense de moi. En la quittant, je la trouve lasse, bouffie, laide. Cet argent ne changera rien. Il faudrait bombarder la maison. Je ne serais pas surpris qu’un jour Charlotte y mette le feu, qu’elle se livre avec ses enfants à la morsure des flammes. Pour l’instant, elle m’embrasse.
« Tu reviendras ?
– Oui », dis-je. C’est un mensonge ; je n’ai plus rien à lui donner.
Dans la rue, j’allumai une cigarette, comme pour me purifier. Mais la souillure persista longtemps ; souillure de misère, elle imprégnait tout mon être contaminé. J’allais vêtu de guenilles, des guenilles plus riches, et après ? « Qu’ai-je à espérer de l’avenir ? » me disais-je ; et mon dos s’embrasait sous les feux du couchant.