L’Hiver minimal, 6

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 6

 

Edmond, bouleversé, se laissa tomber sur une des banquettes du compartiment que le commandant nous avait loué, et m’apprit que la valise contenait tout son linge de rechange, ainsi qu’un objet d’une importance capitale, un fruit truqué qu’il était censé remettre à un faux clochard au cours du voyage, entre Oslo et Lillehammer. Un des pépins, selon lui, renfermait un microfilm dont la réalisation avait demandé des années d’efforts à l’organisation et coûté la vie à sept de ses agents.

Je demandai à mon compagnon s’il savait au juste ce que nous allions faire à Hjerkinn. Qu’au moins, puisque nous avions échoué dans la première, la seconde partie de notre mission nous permît de nous racheter. Au lieu de répondre, il voulut savoir ce qu’était Hjerkinn : « Ne sommes-nous pas attendus à Narvik ? » Je commençais à douter de l’efficacité de nos services quand, observant plus attentivement mon interlocuteur, je remarquai qu’il avait les yeux faits.

« Mais... ce n’est pas Edmond ! C’est le commandant ! »

Se voyant découvert, le commandant tenta de s’esquiver, mais un revendeur de victuailles diverses surgit providentiellement qui lui barra le passage, non sans m’adresser un clin d’œil que mon compagnon ne surprit pas. Je lui achetai assez cher deux portions de smørbrød. Tandis que le garçon poussait plus loin son chariot, le commandant alla s’asseoir à l’autre bout du compartiment (je bloquais la porte) et, l’air mauvais, déballa son smørbrød. Dès la première bouchée, il roula sous la banquette. Je diagnostiquai, d’après la dilatation de la pupille et l’espèce de sourire que dessinaient les lèvres du mort, un empoisonnement. Je ne trouvai dans ses poches rien d’intéressant, sauf dix mille couronnes en grosses coupures, que je m’empressai de mettre à l’abri, les trains norvégiens n’étant plus si sûrs. Soudain je perçus un bruit de pas dans le couloir. Je calai à la hâte le commandant sur la banquette, lui tapotai les joues pour qu’il reprît quelques couleurs et lui fermai les yeux. Déjà la silhouette d’un contrôleur se profilait dans l’encadrement de la porte. Je lui tendis nos deux billets.

C’est le moment que choisit le cadavre, à la faveur d’une série de secousses suivie d’un long virage, pour glisser sur le sol et rouler jusqu’aux pieds du contrôleur admiratif. « Qu’est-ce qu’il tient, votre ami ! » déclara-t-il en anglais ; une lueur d’envie dansait sur ses yeux verts. Il me rendit les billets et s’éloigna. Je fermai la porte, tirai le rideau, déchaussai le commandant et l’allongeai sur la banquette. Presque aussitôt des coups sourds ébranlèrent la porte ; elle s’ouvrit, laissant entrer un clochard apparemment ivre et affamé qui m’interpella sans courtoisie : « Rien à manger ? » Il semblait attendre quelque chose. Je l’invitai à s’asseoir et lui offris le reste du smørbrød (pratiquement intact). « Ensuite vous aurez une pomme », promis-je. Surpris et rassuré à la fois, il finit par accepter la friandise corrompue, qu’il avala d’un coup. Dès avant sa brève agonie, j’eus le temps d’identifier, sous sa perruque rousse et ses vêtements hideux, Ken Versham, un de mes anciens collaborateurs, membre du groupe Manuela.

Le train entrait en gare de Lillehammer. Je descendis, me mêlant à la foule, et louai une voiture ; puis je pris la route pour Hjerkinn. J’y arrivai à quatre heures du matin, par trente degrés au-dessous de zéro, épuisé, transi. Le village dormait. Au loin le reflet de la pleine lune sur le lac gelé perçait seul, magique fanal, les ténèbres enveloppant cette contrée oubliée des dieux. Je tombai en panne d’essence devant les premières maisons. Soigneusement emmitouflé dans mon anorak, je me dirigeai vers la gare. Le train que j’avais quitté y fut en même temps que moi. Seul sur le quai, un homme grillait une cigarette. Au bout de quelques minutes le train repartit sans que personne en fût descendu. J’allai vers le fumeur. En entendant mon pas, il se retourna, et son visage s’illumina, projetant autour de lui une vive lueur, réfléchie par le poli des rails. Il pleurait. Ses larmes gelèrent instantanément et, en tombant sur le quai, jouèrent une charmante ritournelle que se renvoyèrent longtemps les montagnes. « Edmond ! » dis-je seulement. Et lui : « Ah ! les salauds ! »

Nous passâmes Noël chez des amis communs, qui habitaient un petit chalet près de Narvik. Ce furent là parmi les plus beaux jours de ma vie. Mais les meilleures choses ont une fin, et je dus m’envoler pour l’Australie. Le même jour, Edmond était rappelé à Monrovia.

Depuis cette époque il ne m’avait plus donné signe de vie. C’est pourquoi de me trouver soudain, dans cette chambre étouffante de Tegucigalpa, face à face avec sa fille – Monique était née de sa brève union avec Lotte –, me rendit espoir, et, tandis que nous nous étreignions fougueusement, en souvenir de nos amours passées, je me disais que je ne tarderais plus à revoir mon ami.

Nous quittâmes l’immeuble. En passant devant la loge, nous pûmes entendre, à peine couverts par les accents du Requiem de Verdi, de longs soupirs traduisant la béatitude de la concierge. Le cœur serré, car nous doutions qu’elle survécût à ces émotions, nous débouchâmes à l’air libre.

Bien que cette question me brûlât la langue, je n’osais pas demander à Monique ce qui était advenu de son père, avant de m’être préparé à recevoir dignement sa réponse, dût-elle s’avérer imprécise, voire funeste. Comme nous arrivions près d’un café que je connaissais, j’entraînai mon ancienne maîtresse à l’intérieur, sous prétexte de lui offrir un verre, et, quand nous fûmes attablés, n’y tenant plus je lâchai dans le silence que venaient troubler le ronronnement des ventilateurs, le bourdonnement des mouches, le frottement des espadrilles du patron sur le plancher, les ronflements d’un buveur endormi et les accords dissonants que plaquait de temps à autre sur sa guitare un vieil Indien, ces mots : « Et lui, comment va-t-il ? » « Qui, lui ? » demanda-t-elle en portant à ses lèvres son verre. Mes joues s’enflammèrent ; je dis dans un souffle : « Lui, Edmond... »

Le verre tomba sur la table, se brisa. Monique fixait sur moi des yeux vides :

« Mais, Louis, il y a aujourd’hui trois ans que mon père est mort ! »

 

(À suivre.)

Publié dans L'Hiver minimal

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article