L’Hiver minimal, 13

Publié le par Louis Racine

L’Hiver minimal, 13

 

Je savais qu’en remontant le fleuve je finirais par rejoindre la route de Tegucigalpa. Je me mis en marche, frissonnant de plaisir sous les premiers rayons du soleil, le cœur empli d’une joie sans mélange. Je sentais comme un appel vibrer en moi ; d’abord imperceptible, il s’était enflé, amplifié, je n’entendais plus que lui. Il disait : « Quitte le Honduras, tu n’as plus rien à y faire, retrouve l’Europe, l’espoir, la vie ! »

Tout en cheminant, je formai le projet d’aller à Paris. Je gardais de cette capitale un souvenir ému, pour y avoir passé cinq années, du temps que j’enseignais la philosophie dans un cours privé des Batignolles. À cette époque je menais une existence agréable et oisive, passant le plus clair de mes journées à méditer, seul dans la chambre que je louais aux Champs-Élysées. Ah ! ces étés parisiens ! Et, m’arrêtant au bord du fleuve, je me revoyais, à mon balcon, le torse libre dans une ample chemise aux manches retroussées, appuyant mes bras nus sur la rambarde métallique, une cigarette aux lèvres, dans l’air et la poussière d’un chaud matin de juillet.

 

Le matin du quatorze juillet était pour moi comme le symbole d’une délivrance ; l’occasion d’une renaissance intérieure. Quand les drapeaux tricolores envahissaient les Champs-Élysées au son des fanfares, j’exultais, je revivais l’allégresse qui avait dû habiter les victorieux combattants de 1789. Agrippé à la rambarde de mon balcon, je savourais le spectacle de ces files humaines rampant sur le fond gris des pavés. Une bouteille de bourbon à portée de la main, il suffisait qu’un passant vînt à chanter fièrement sous ma fenêtre pour que, lui souriant, je me servisse quelque rasade et, après avoir trinqué d’un long regard fraternel avec cet inconnu, avalasse d’un trait le délicieux liquide, aimant à sentir au fond de mon gosier desséché la brûlure de l’alcool. Quand la bouteille était vide, je m’asseyais tristement sur mon lit, et je pleurais, envahi par cette amertume subite qui succède à chaque joie trop profonde et trop imprévue pour qu’un cœur comme le mien, endurci aux hommes, puisse la supporter intégralement. Toutes les espérances rassemblées dans le geste simple et francophile que j’avais accompli, tel un rite, en communion avec mes frères de la rue, s’évanouissaient en une fumée que je croyais voir s’échapper par la croisée entrouverte, bientôt dissoute dans la lourde torpeur du dehors. L’ivresse où j’étais plongé ensuite, il m’est impossible de la décrire exactement ; je me sentais basculer dans un abîme ; ma chute durait longtemps. Il fallait, le plus souvent, que ma logeuse, quelques jours plus tard, inquiète de ne pas me voir descendre chercher mon courrier, vînt frapper à ma porte et, n’ayant pas obtenu de réponse intelligible, entrât, me réveillant par des cris qui nuisaient à ma réputation d’honnête citoyen du monde.

Chaque année ramenait la même suite d’événements, et j’étais de plus en plus déconsidéré dans l’immeuble. De méchants bruits coururent, on affirma que j’étais un anarchiste allemand que la Fête Nationale exaspérait et qui préférait les brumes de l’alcool au soleil des Champs-Élysées. À ce complot je n’opposais que de faibles défenses, soucieux de cacher la maladie qui me clouait dans ma chambre, ces jours de grande foule. On chercha même à me faire expulser ; ma logeuse renvoyait les conjurés, prétendant connaître son devoir. En novembre j’avais décidé de quitter Paris et présenté ma démission au directeur du cours. J’étais las de l’enseignement, de mon quartier ; et comme on me proposait une mission en Finlande, j’avais accepté, heureux à l’idée de changer de décor tout en retrouvant une contrée que je connaissais déjà, pour y avoir séjourné, treize ans auparavant, lors d’un congrès archéologique. La veille du départ, j’entrais à l’hôpital.

Je ne devais pas rester longtemps dans ces lieux figés que seule égayait une infirmière au teint frais et aux jambes souples. Elle s’appelait Sandrine et m’avait témoigné une affection un peu surprenante dès mon arrivée. Je recevais le premier mon médicament, dans un verre propre, et elle consentait fréquemment à y joindre un morceau de sucre. Chaque jour je m’enhardissais davantage ; enfin, par un matin livide et froid, je me décidai à lui déclarer mon amour. J’hésitais pourtant à lui offrir le bouquet de fleurs artificielles que l’interne de garde avait dérobé sur mon ordre dans le hall d’entrée, aux grands cris du surveillant, un Polonais affecté de nombreuses infirmités. Dès qu’elle fut près de moi, je m’encourageai à parler. Elle me gifla et, d’un ton mi-câlin, mi-courroucé, me reprocha de me livrer à mon âge à de tels *enfantillages.

Pour me consoler, et lutter contre l’ennui, je relisais régulièrement une vieille lettre que je conservais toujours sur moi, la seule que mon père m’eût jamais écrite. Je la connais par cœur ; elle n’est pas longue :

 

Cher Ludwig,

 

Comment se fait-il que tu ne nous aies toujours pas donné de tes nouvelles ? Bien que je passe mon temps à lui répéter que tu es en bonne compagnie et que Willy est un garçon sérieux et un vrai patriote, ta mère ne dort plus. Mais ce que nous avons trouvé sous ton lit [1] confirme que nous avons bien fait. Gertraud et moi te souhaitons un heureux anniversaire.

 

Ton père, Erich Kasack.

 

(À suivre.)

 


[1] Probablement un dictionnaire de rimes (N. de l’É.).

 

Publié dans L'Hiver minimal

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article