L’Hiver minimal, 12
VII
Quand je me réveillai, le lendemain matin, je ne compris pas tout d’abord où je me trouvais. À travers les planches disjointes de la cabane le soleil tendait ses haubans sur une foule d’objets hétéroclites. Je me levai, m’étirai, et considérai avec étonnement ce bric-à-brac : des postes de radio, des vêtements, des fusils, des parapluies, des boîtes de conserve, des munitions, et, dans un coin, posée à même le sol, la natte sur laquelle j’avais dormi.
Je regardai ma montre, un cadeau de Roland. Elle était arrêtée, le verre et les aiguilles brisées. Je m’apprêtais à sortir, quand la porte s’ouvrit sur le commandant. « Bien dormi ? » me lança-t-il avec aménité. Il m’invita à le suivre au dehors, dans une sorte de clairière au fond de laquelle s’allongeait un baraquement sommaire. Je remarquai, dissimulé dans les taillis, l’hélicoptère qui nous avait déposés là.
« Où sommes-nous ? » demandai-je.
Le commandant me fit signe de me taire et de tendre l’oreille : un bruit de moteur nous parvenait, semblant couler de la cime des arbres environnants. Avant que nous eussions pu nous mettre à couvert, l’avion survola le camp et lâcha deux rafales de mitrailleuse, qui tracèrent dans l’herbe, à côté de nous, deux sillons d’une centaine de mètres de longueur. Le premier moment de stupeur passé, nous nous précipitâmes dans les fourrés, pas assez vite cependant ; l’avion revint, le commandant poussa un cri et s’écroula. Je le traînai à l’abri des frondaisons. Il semblait grièvement atteint. À quelque distance de nous, on avait mis une mitrailleuse en batterie, et des tireurs étaient grimpés dans les arbres, d’où ils essayaient d’abattre l’appareil. Bientôt on entendit crépiter une seconde mitrailleuse de l’autre côté de la clairière. Je ne disposais moi-même d’aucune arme, mais j’hésitais à abandonner le commandant, dont l’état empirait. Il s’évanouit. Je l’appuyai contre un arbre et rampai, en contournant la clairière, vers la cabane. J’y arrivai sans encombre, comme elle volait en éclats. Quelques secondes après ce fut au tour du baraquement d’être bombardé. Les tirs paraissaient avoir cessé dans nos rangs, quand brusquement les aboiements d’une mitrailleuse retentirent tout près de moi. Je tournai la tête. Edmond ! L’avion, qui nous avait repérés, piqua sur nous. Edmond l’ajusta bien en joue et logea ses balles dans l’un des moteurs. Mais l’ennemi riposta, et soudain je vis mon ami basculer à terre et s’immobiliser contre une souche pourrie, tandis que l’avion passait en hurlant au-dessus de nous et, après avoir décapité une vingtaine d’arbres, allait s’écraser plus loin, dans une immense gerbe de feu. Je courus vers Edmond, qui gisait sur le flanc, les yeux révulsés.
Il était mort. Edmond était mort. Je pouvais toucher du pied sa dépouille, toute raide, vaguement hostile, les doigts écartés comme pour se raccrocher à la vie, hostile parce que vide d’espoir, je regardais, sans pleurer encore, non, mais les yeux secs et grandis par l’effroi, ces mains larges et amicales, amicales autrefois, était-il possible que ce fût là mon ami, oui pourtant, mais tellement absent, comme une carte postale, Ed-mond, qu’est-ce que les hommes peuvent comprendre à la mort, c’est une trop sale blague, et on me l’avait faite à moi, à lui aussi, mais il ne se rendait pas compte, il était mort, je me demandais si je n’aurais pas préféré sa place à la mienne, il me semblait que j’avais déjà lu ça dans un livre, la question méritait d’être posée, je n’essayais pas d’y répondre, on ne sait pas ce qu’il y a après la mort, et moi je n’étais pas certain qu’Edmond ne me vît pas alors, de ses yeux blancs, lui de l’autre côté, moi ici, seul. Je m’agenouillai près du cadavre, m’étendis, me blottis contre lui, je fermai ses yeux et les miens. J’attendais, je vivais le moins possible, je ne pensais à rien qu’à nos deux corps presque pareils, j’étais mal et je me mis à pleurer. Ed-mond. Je me soulevai sur un coude et tentai de distinguer ses traits, sans y parvenir. Pourquoi cette barbe ? J’avançai la main, commençai à caresser tout doucement le visage de mon ami. Brusquement, je me rétractai, tandis qu’un violent trouble m’envahissait ; je ne reconnaissais plus rien. Ce n’était pas Edmond. Je me raisonnai : la mort était parfois cause de telles mutations. Mais plus j’examinais ce front, ce nez, ces pommettes, moins ils éveillaient en moi le souvenir attendu. Ils n’étaient plus les objets familiers qui me venaient aussitôt à l’esprit quand je pensais à lui. Non, cet homme n’était pas Edmond. Alors ?
Cette question, je devais me la poser souvent par la suite, et je me la posais encore quand, le surlendemain, au terme d’une longue journée de marche, je m’arrêtai pour la nuit. J’avais bien couvert cinquante kilomètres depuis que j’avais quitté le camp pour essayer de gagner, à pied, une route, seul, à travers une végétation luxuriante qui ralentissait ma progression et abritait une faune invisible et cruelle. Tous nos hommes avaient péri dans le combat, et j’avais donné à chacun une sépulture convenable. L’hélicoptère avait été trop gravement endommagé pour que je pusse le remettre en état de voler. Après avoir récupéré des armes et des vivres, j’avais dormi sur les lieux du désastre et, au matin, je m’étais enfoncé dans la forêt avec une boussole pour seul guide, m’efforçant de tenir le cap au nord-ouest. Or, ce soir-là, comme je venais d’allumer un feu, difficilement, à cause de l’humidité ambiante, et que je commençais à m’assoupir, roulé dans une couverture, le fusil sur les genoux, je perçus une rumeur que je confondis d’abord avec le chant des flammes, pour l’en distinguer ensuite, plus régulière, plus profonde, et plus lointaine. Je me levai, cherchai à déterminer la provenance du bruit, marchant à l’aveuglette dans les épais fourrés et braquant mon arme sur les ténèbres. Soudain, au détour d’un buisson de plantes marécageuses, une douce clarté m’enveloppa, réchauffant mes membres de sa caresse amicale. Le disque lunaire m’apparut, se détachant sur le ciel serein.
À mes pieds coulait le rio, dans un long bruissement d’eau et de feuilles. Je crus succomber à cette vision si tendre et si parfaitement calme, et demeurai longtemps à regarder danser le reflet de la lune sur le fleuve, quelques mètres en contrebas ; je pensais à ce qu’avait écrit Edmond sur l’Encremer, et j’aurais aimé qu’il fût là près de moi pour contempler ce paysage, semblable à celui qu’il avait évoqué dans son grand poème de jeunesse. Était-ce le souffle du zéphyr ? Des larmes me vinrent aux yeux. Je transportai mes affaires au bord de l’eau, sur une petite plage où je dressai un nouveau feu. Je dormis jusqu’à l’aube.