Treize vendredis, 1/13
Première nouvelle ! Aujourd'hui, La porte à côté, de Gabriel Racine.
LA PORTE À CÔTÉ
J’avais quatre ans. Je venais de faire coup sur coup deux grandes découvertes. Le jour de la rentrée des classes, à un copain qui me demandait où j’avais passé mes vacances j’avais fièrement répondu « à Brétignolles », très étonné qu’il ne connaisse pas. Un type bien pourtant. Ma mère m’expliqua. C’est elle aussi qui m’éclaira sur le sort des lettres qu’on envoyait en les glissant dans une fente. J’avais peine à me représenter le réseau compliqué de galeries qui permettait l’acheminement du courrier jusqu’à, par exemple, la boîte aux lettres de mamie Guite, à Brétignolles justement. Elle m’expliqua.
Le monde changeait.
Sur ces entrefaites, j’entendis ma mère déclarer à propos de je ne sais plus quel endroit : « Ce n’est pas la porte à côté. »
L’expression me troubla profondément. J’enquêtai : « Et Brétignolles, est-ce que c’est la porte à côté ? (Avec un petit rire :) – Non plus, mon chéri. » Puis je me pris à rêver sur cette porte à côté. Si Brétignolles n’était pas la porte à côté, qu’était cette porte, et où se trouvait-elle ?
Presque aussitôt j’éprouvai une satisfaction intense, telle je me figure celle d’Archimède ou de Champollion dans les circonstances que l’on sait. La porte à côté était évidemment, ne pouvait être que celle devant laquelle je passais tous les matins en allant à l’école, cette porte qui m’intriguait et que pourtant j’avais oubliée (je me rappelle fort bien la perplexité où me plongea si jeune cette capacité d’oublier une chose importante).
La porte à côté s’ouvrait dans un mur aveugle qui continuait la façade de la maison des Cavelier. Chaque matin nous sonnions chez eux (on me soulevait pour que je puisse actionner la sonnette ; l’énorme jouissance se propageait du bout de mon index jusqu’au tréfonds de mon âme, malgré les frottements désagréables de mon harnachement sur ma peau délicate), mon copain Marc (le type bien de tout à l’heure) surgissait, et nous nous rendions à l’école ensemble, ma mère, Marc et moi.
Je n’avais jamais parlé à personne de cette autre porte. Elle me fascinait secrètement, coquet ouvrage de menuiserie peinte en vert pomme, avec son gros bouton central qui tournait à vide (j’avais essayé), sa serrure bouchée (j’avais regardé), son absence d’étiquette, et de sonnette.
La porte de personne.
La porte de l’inconnu.
Le soir de cette illumination, je me couchai la tête en feu. Que cachait la porte à côté ? Comment le savoir, si, comme je l’admettais maintenant – un peu vite, peut-être – elle devait ne jamais s’ouvrir ?
Je m’endormis très tard, sans avoir pu régler ce délicat problème logistique : emprunter l’échelle de Tonton Matéo et surtout la transporter discrètement jusqu’à ma chambre où je devais pouvoir la dissimuler derrière l’armoire (mon petit frère de deux ans ne risquait pas de me dénoncer).
Et voilà que le lendemain même, jour d’école, en approchant de chez les Cavelier, nous trouvâmes la porte à côté entrouverte.
Je n’en crus pas mes yeux. Le panneau basculait bel et bien dans le mystère.
Mon cœur battait follement, mais je réussis à mimer une indifférence proche du dégoût pour, d’une poussée négligente, augmenter un peu l’ouverture.
« Qu’est-ce que tu fais ? Laisse cette porte. Tu n’es pas chez toi ! »
Encore quelques centimètres.
« Gabriel ! Viens ici tout de suite ! Ça ne se fait pas ! Que vont dire les gens ? »
Le tout pour le tout. J’y allai carrément.
La porte pivota en silence sur ses gonds, dévoilant une courette pavée au centre de laquelle des chats s’affairaient autour d’une poubelle renversée.
Toute mon attention cependant était mobilisée par le spectacle d’une merveilleuse petite fille aux cheveux d’or accoudée à une fenêtre du rez-de-chaussée. Elle m’aperçut, et acheva le geste qu’elle amorçait comme je poussais la porte : elle lança de toutes ses forces une poupée sur les chats, qui s’égaillèrent en miaulant. La petite fille alors me lança un sourire qui me glaça le sang.
Mais quelqu’un me tira en arrière, franchit la porte, la claqua derrière lui, j’entendis des hurlements, des pleurs, ma mère me serrait le poignet avec violence, elle sonna elle-même chez les Cavelier, je pleurais, Marc parut, « C’est qui la petite fille ? », réussis-je à articuler entre deux sanglots.
« Ce n’est personne », dit ma mère.
« Une pauvre gamine », dit madame Cavelier.
Et, plus loin, Marc me confia, sans que je lui demande rien :
« La fille des voisins, elle ne va pas à l’école, elle est idiote. »
C’est triste à dire, mais je m’en tins là. La porte à côté cessa de m’intéresser.
Jusqu’à aujourd’hui.
Et ma mère n’est plus là pour m’expliquer.