Le Tube, 18B/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 18B/27

 

18B. Fou de jazz

Mercredi 5 avril 1989

 

Jean surveillait constamment son rétroviseur. Au fur et à mesure que le temps passait, son inquiétude diminuait.

– Je le vois toujours pas, dit-il. De toute façon, c’est pas avec sa fourgonnette qu’il va nous rattraper.

Elle le regarda d’un air sévère.

– La fourgonnette ? Vous alors ! Vous avez oublié notre profession ou quoi ?

Comme elle achevait sa question, un point blanc apparut dans le rétroviseur et se mit à grossir.

– Qu’est-ce que c’est que cette bagnole ?

– Là, vous êtes pardonnable. On en voit pas beaucoup des comme ça. Vous reconnaissez quand même le modèle de base ?

– Il est encore un peu loin, grimaça Jean.

Encore ? Vaut mieux pour vous et pour moi qu’il le reste. Accélérez. Allez, on y est presque.

– Où ça ?

– Ralentissez pas, je vous dirai.

Ils entraient dans un village. La route y faisait un angle droit.

– Juste après, prenez la première à gauche.

– Vu ! Eh ! sens interdit !

– ON S’EN FOUT ! D’accord ?

Ils le prirent.

– Première à gauche encore.

Ils la prirent.

– Et voilà le travail ! Vous pouvez ralentir ; con comme il est, il est en train de foncer vers la Suisse.

– Vous ne l’aimez guère.

Au lieu de répondre, elle rentra la tête dans les épaules et, les sourcils froncés, les yeux humides, fixa la route. Puis elle sortit un paquet de cigarettes.

– Je peux fumer ?

– Bien sûr.

– Vous en voulez une ?

Ils allumèrent leur cigarette à l’allume-cigare, puis elle dit, entre ses premières bouffées :

– Celui qui va me manquer, quand même, c’est Rex. Mais c’était trop galère de l’emmener. Pour lui, je veux dire. Je l’aimais bien. J’aime bien ça aussi, ajouta-t-elle en levant les deux doigts qui tenaient sa Winston, comme pour montrer la musique.

Et elle enchaîna :

When you get a bad start...

Jean s’avisa enfin qu’au redémarrage le lecteur de cassettes s’était remis en marche. Mais bien plus bouleversante était cette autre découverte : sa passagère chantait merveilleusement ! Aucun rapport avec sa voix parlée !

– Vous connaissez Billie Holiday ?

Les sourcils encore froncés, puis son visage se détendant peu à peu, elle alla jusqu’au bout de la chanson avant de répondre, rayonnante (et Jean en eut les larmes aux yeux, d’autant plus que lui, cette chanson, il ne pouvait la fredonner sans pleurer) :

– C’est ma chanteuse préférée. Elle est géniale. Je connais tous ses disques. Mon père était fou de jazz, il écoutait que ça.

Jean réussit à dominer son émotion.

– Mais vous avez une voix exceptionnelle ! Vous chantez ?

– Jamais. J’ai pas le temps. Ou j’ose pas.

– Vous devriez. Vous savez ce que je fais dans la vie ?

Il le lui dit. Ce fut son tour d’être émue.

– Jean Charpot, je crois pas que je connaisse. Je me tiens pas assez au courant.

– Des pianistes, y en a à la pelle. Mais des chanteuses comme vous, ça non, sans flatterie. Peut-être qu’un jour vous serez célèbre. C’est quoi votre nom ?

– Pélagie. Meunier de mon nom de jeune fille.

– C’est joli, Pélagie. Pélagie la Charrette.

– Pardon ?

Il lui expliqua. Elle parut rajeunir de dix ans.

– Vous êtes la première personne que mon prénom fasse pas rigoler. Je note votre bouquin, j’essaierai de le lire.

Jean s’aimait presque.

 

Demain : Genre mafia

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