Le Tube, 15C/27
15C. Comme un chasseur au tir forain
Samedi 17 juin 1989
Nabil hésitait. Cela faisait cinq bonnes minutes qu’il s’était garé devant le Narval. En coupant le contact (geste mûrement réfléchi, pourtant), il avait eu comme un regret. Du coup, il avait pris quelques papiers qui traînaient dans la boîte à gants (son courrier, à peine ouvert, et emporté à la hâte) et s’était mis à les examiner, histoire de donner le change. Il avait conscience de s’enferrer, d’autant plus qu’il se savait observé par au moins deux consommateurs occupés à s’enivrer derrière les voilages du bar-tabac. Mais renoncer maintenant ? Impensable. Et d’ailleurs – le voilà, le signe qu’il attendait ! –, il n’avait plus de cigares. Enfin, plus sur lui.
Il descendit donc de voiture, tranquillement, verrouilla sa portière, balaya des yeux le décor comme s’il le découvrait – sans toutefois lui accorder plus d’intérêt que n’en pouvait revendiquer son impersonnalité –, et entra. Il acheta des cigares (ils n’avaient pas de Davidoff, bien sûr, mais quand même des havanes fumables), fit mine de vouloir repartir et de se laisser tenter par le comptoir où se pressaient plusieurs des habitués de la fois précédente. Ils le reconnurent, le lui marquèrent d’un bref sourire. Il commanda un scotch et en but la moitié avant de se lancer.
Le plus simple, assurément, eût été de questionner Sabrina. Mais il n’avait pas osé devant Charpot. Pire, il avait l’impression qu’il ne l’eût pas fait non plus en son absence. Lui, Nabil, se censurer ! Du jamais vu.
Le patron lui facilita les choses.
– Alors, vous l’avez trouvée, la Sabrina ?
– Je peux vous parler en confidence ?
– Qui c’est qui voulait jouer, là ? cria le patron à la cantonade en sortant de sous son comptoir une piste de yam’s.
Bientôt les deux hommes purent converser en tête à tête.
– Voilà, dit Nabil. En ma qualité de notaire, j’effectue actuellement une recherche d’héritiers. On m’a orienté sur une personne qui travaillait à La Biche aux abois. Vérifications faites, il ne s’agit pas de mademoiselle Murgier. Mais il me semble que lors de ma première visite un de vos clients a mentionné quelqu’un d’autre.
– C’est moi qui vous en ai parlé. Cathy. Longtemps qu’on ne l’a vue. Elle va hériter ? C’est... ?
Il écarta les deux mains comme s’il tenait un ballon de basket.
– Oh ! juste un peu d’argent. Mais je ne vous ai rien dit. Et puis cette Cathy n’est peut-être pas la bonne personne. Sauriez-vous où elle réside ?
Quelques minutes plus tard, Nabil quittait le Narval. Sur le seuil, il s’arrêta pour allumer un cigare. Puis il regagna sa voiture. Sans hâte, et souriant comme un chasseur au tir forain. Trop facile. Indigne de lui. Mais l’enjeu était d’autre valeur qu’une poupée folklorique ou une peluche géante.
Charpot avait raison, son comportement dénotait l’addiction. Tant d’énergie pour vérifier une rumeur aussi banale ! Il ouvrit sa portière, leva les yeux vers les vitres du café. Celui qu’on appelait Stef détourna les siens.
L’hypocrisie se portait bien en ce bas monde.
N’empêche qu’il avait intérêt, le Stef, à avoir dit vrai.
Sinon, il le regretterait.
Corine Rouge vit l’homme entrer dans l’immeuble. Elle gara sa 125 XLC sur le trottoir d’en face, devant la terrasse d’une brasserie, où elle s’installa.
– C’est pour déjeuner, mademoiselle ?
– Non, juste pour boire un café.
– Alors mettez-vous plutôt là.
Elle lui fit son sourire.
– Remarquez, y a pas grand monde.
Re-sourire. Elle put conserver sa table. Ainsi elle était idéalement placée.
Comme toujours, le colonel avait eu la formule exacte, et acérée : « s’il est vrai que vous tenez Charpot ». Le tenir ? La veille, il lui avait bel et bien échappé. Dommage qu’il l’eût vue le premier. Incapable de retrouver sa piste, elle avait choisi de suivre le batteur, le moins méfiant du groupe, selon elle. Bonne pioche. À part l’épisode de la piscine (elle avait pu espionner les filles, mais avait eu toutes les peines du monde à se cacher de son cousin – qu’est-ce qu’il fichait là ?), la filature s’était révélée facile.
Elle se dissimula derrière la carte des glaces. Une jeune femme entrait à son tour dans l’immeuble. C’était cette belle Antillaise que les jumelles avaient appelée Alice.
Un jeune homme la suivait. Il l’arrêta sur le seuil. Ils échangèrent quelques mots.
Corine les regardait, la bouche ouverte et de travers.
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