Le Tube, 7C/27
7C. La technique du talon-pointe
Samedi 17 juin 1989
– C’est la première fois que je monte dans un corbillard, dit Charpot.
– Vous trouvez que je ne roule pas assez vite ?
Juste comme ils allaient percuter un camion qui se permettait d’arriver en sens inverse, Nabil rétrograda, changea de cap et accéléra à fond. Le hurlement du moteur couvrit le cri de Jean.
– À la corde, maintenant, dit le pilote.
Des mottes de terre jaillirent à plusieurs mètres du sol.
– Regardez cette sortie de virage. Dérapage, léger contre-braquage, reprise. Ça, c’est de la bagnole. Encore faut-il maîtriser la technique du talon-pointe.
– Vous êtes encore plus con que je ne pensais.
– Dites, j’essaie de vous venir en aide. Vous savez ce que je fais d’habitude à cette heure-ci ?
Il gloussa lui-même la réponse :
– Ce qu’on fait dans un lit avec une jolie fille.
– Allons donc ! Si vous étiez moins frustré, vous ne tourneriez pas comme ça autour de Margot. Et vous revendriez votre Maserati.
Nabil haussa les sourcils et hocha lourdement la tête.
– Incroyable votre nervosité quand vous êtes en manque. J’ai connu ça. J’ai été accro à quelque chose moi aussi. Il y a longtemps. Pas question à l’époque de conduire la belle voiture de sport, pas question de filles. Vous avez entendu parler de Ketama ? C’est au Maroc. Des plantations de kif à perte de vue. Rien qu’avec les émanations, les oiseaux qui survolent le secteur tombent comme des pierres.
– Stoned, quoi. Mais vous êtes Marocain, vous ? Je vous croyais Égyptien.
– À cause du Soleil d’Assouan ? Non, ni Marocain, ni Égyptien, ni Palestinien, ni Libanais. Je suis Français. J’ai un peu voyagé, c’est tout.
– Pour affaires.
Son sourire s’élargit au diamètre du volant.
– Exactement.
– Donc vous avez arrêté le kif, et maintenant vous êtes obsédé sexuel.
– Écoutez, Charpot, vous ne réussirez pas à me mettre en colère. D’abord je n’ai pas honte d’aimer les femmes, et je ne leur fais aucun mal.
– Ce n’est pas ce que dit Margot.
– On peut tenter sa chance, non ? Comment vous faites, vous ? Vous attendez que les filles vous tombent du ciel comme à Ketama les oiseaux ?
– Ralentissez, on arrive.
Quelques centaines de mètres avant l’entrée du village, sur la droite, il reconnut le bâtiment, long, gris, impersonnel.
– C’est ça votre auberge ? Moi j’appelle ça un boui-boui.
Ils descendirent de voiture. Le parking était désert, la porte cadenassée.
– La .iche aux .b.is, déchiffra Nabil. Ça a l’air fermé depuis un moment.
Par les vitres sales, ils scrutèrent le vide intérieur. Le comptoir semblait une chaloupe envasée dans une mare à sec.
– Allons nous renseigner au village, dit Charpot.
Le tenancier du bar-tabac Le Narval éclata de rire.
– Pour être fermé, c’est fermé. Le PDG a été empoisonné. Je vous explique, reprit-il comme une bruyante hilarité secouait le reste de la clientèle : un petit monsieur qu’on appelait le PDG parce qu’il était toujours bien mis, avec son attaché-case et sa vieille DS impeccable, est mort d’une intoxication alimentaire après avoir déjeuné à la Biche. Y a eu enquête, le patron est en prison. Vous pouvez pas vous imaginer ce qu’ils ont trouvé dans le congélateur. Dégueulasse.
Il allait fournir les détails, mais Charpot s’enquit :
– Et depuis quand c’est fermé ?
– Depuis trois mois à peu près, hein, Stef ?
– Et vous ne savez pas ce qu’est devenue la serveuse ?
– Qui ça ? Cathy ?
– Une brune.
– Brune, blonde, rousse, ça dépend des jours, philosopha le frêle Stef. Est-ce qu’elle avait un beau petit cul ?
Nabil reposa son demi en souriant.
– Ça ne m’a pas frappé, dit Jean.
– Alors c’est Sabrina que vous cherchez. Elle est chez sa grand-mère.
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