Le Tube, 5B/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 5B/27

 

5B. Un paradis perché

Mercredi 8 février 89

 

Pélagie finissait sa pile de pneus quand Lucas fit irruption dans l’atelier. Il avait son sourire des mauvais jours.

– Et voilà, claironna-t-il ; le Grégoire, pfft ! viré. Je viens d’appeler chez lui, toujours personne. Alors moi, hein.

– Il a peut-être des problèmes de santé.

– C’est pas ici qu’il se soignera.

– Tu t’es pas trompé de numéro ? T’as pas fait celui d’Hilaire ?

Le visage de Lucas se plissa tout entier dans une moue hideuse.

– Pourquoi tu me parles de cet enfoiré ? Tu me cherches ou quoi ? Tu ferais mieux de te débarbouiller avant que les flics se pointent.

Puis il alla remuer des bidons dans le fond de l’atelier.

 

Jean ouvrit un œil. Un instant, il se crut pris dans une toile d’araignée géante, filée de lumière. L’impression n’était pas désagréable du tout, c’était même plutôt douillet, chaleureux, comme ce tissu écossais sous sa joue râpeuse. Juste en face de lui, par une lucarne sans vitre, une branche d’arbre dénudée lui balançait le bonjour. De petits craquements joyeux, jaillissant tout autour de lui, répondirent.

Où était-il donc ?

Ça lui revint d’un coup : la cabane dans l’arbre. Il errait à la recherche d’un abri pour dormir, avait repéré une maison isolée, mais fermée, une maison de vacances sans doute, ou de week-end, derrière laquelle, levant les yeux, il avait remarqué cette cabane perchée. Hop ! il s’y était hissé et y avait piqué un bon roupillon, pelotonné sur un matelas de mousse, protégé du froid matinal par son manteau.

Plein de gratitude envers le papa et/ou la maman qui avaient aménagé pour d’heureux enfants ce paradis aérien, un miracle d’ingéniosité avec dans un genre de banc-coffre le fameux matelas plus une flopée de coussins, une merveille de grâce avec ses planches juste assez disjointes pour laisser le soleil y faire ses lignes, il s’attendrissait – ah ! l’enfance ; pas la sienne, bien sûr –, quand il se rappela la gamine de la veille ; il en eut des spasmes : le petit ange blond de huit-neuf ans promenait son chien à pas d’heure dans ce bled mal éclairé aux rues glissantes, et le chien avait traversé juste devant ses roues, et pour l’éviter il avait donné un malheureux coup de volant qui lui avait coûté un phare et une aile, encore heureux qu’il n’ait pas crevé, et pour toute réponse à son sermon il avait eu droit à un doigt d’honneur de la petite blonde angélique, et comme il repartait écœuré il avait entendu un grand bruit et compris en consultant son rétroviseur que l’enfoiré de clebs venait de causer un monstrueux carambolage, impliquant un car et quelques voitures, mais trop tard, pas question de faire demi-tour, il avait mis les voiles.

S’accusant bien un peu de lâcheté. C’est vrai qu’il avait des tendances. Là, s’y ajoutait l’intuition que le climat ne lui était pas favorable, ou plutôt le sentiment que toute une communauté le rejetait. Il avait roulé un moment, puis les récents événements, malgré le café avalé en route, avaient eu raison de son endurance ; il s’était garé dans un chemin tranquille, histoire de dormir un peu, mais, le moteur éteint, il faisait trop froid, il avait voulu repartir, impossible de redémarrer, alors il avait marché dans le jour naissant, avant d’être pris en stop par la dépanneuse même qui tractait sa voiture !

La suite, on la connaît ; enfin, le coup de l’emprunt – pas du vol : dès que possible, il rembourserait ce brave garagiste. Mais pour l’heure, il s’accorda un rab de sommeil.

 

– Jamais pendant le service.

– En plus, je suis musulman.

– De plus, Selim ; de plus. Monsieur Pautrat ? Inspecteur Changarnier, police nationale. Mon adjoint, monsieur Filali. Nous voudrions parler à la personne qui servait en salle hier soir.

Ralph, impassible, se tourna vers Sabrina, qu’il désigna élégamment du menton. Il en profita pour lui lancer un regard interrogateur, et ne put s’empêcher d’ajouter :

– Qu’est-ce que t’as encore déconné ?

Puis, se tournant vers les policiers :

– C’est ma compagne. Elle vous écoute.

– Très bien. Laissez-nous seuls, s’il vous plaît. Vous avez sûrement à faire en cuisine.

Tandis qu’il s’éloignait en maugréant, Sabrina sentit ses genoux se dérober sous elle. Pour ça aussi, elle paierait. Elle avait beau être habituée, c’était dur. Heureusement qu’elle pouvait toujours penser à sa grand-mère. Et c’est blottie contre elle en imagination qu’elle affronta cette nouvelle épreuve.

 

Demain : Confessions pas si intimes

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