Le Tube, 5A/27

Publié le par Louis Racine

Le Tube, 5A/27

 

5A. Un rivage inconnu

Jeudi 9 août 1990

 

La première idée qui vint à l’esprit d’Ulysse Pinault quand il se réveilla, c’est qu’il était vivant. Puis il éprouva une foule de sensations pour la plupart déplaisantes. Les paupières lui pesaient comme du plomb, filtrant une lumière d’un bel orangé pâle. Sa langue avait triplé de volume, laissant à peine entrer l’air dans sa bouche tapissée d’un manteau visqueux et amer. Ses oreilles, ses narines étaient en feu. Ses poignets et ses chevilles lui parurent avoir été sectionnés, laissant ses membres tronqués. Mais avait-il encore des membres ?

Cette pensée lui rappela Boivin, un unijambiste qu’il avait connu. Où ? Quand ? Il avait du mal à rassembler ses souvenirs.

Brusquement il se crut en plein cauchemar. Ouvrant enfin les yeux, au prix de grandes souffrances, il venait de distinguer, tout contre son oreille droite (ou ce qu’il en restait), une masse sphérique et rosâtre qu’il finit par reconnaître, malgré l’affreuse blessure qui la divisait. C’était le crâne du boiteux.

Cette vision lui causa une telle surprise qu’il poussa un cri, c’est-à-dire qu’un pauvre gargouillis résonna dans l’air humide, contrastant avec les glapissements plus lointains mais plus clairs d’oiseaux de mer.

Pinault voulut se soulever, mais tout mouvement lui était impossible, sauf peut-être une légère rotation de la tête vers la gauche. Il lui fallut plusieurs minutes pour l’accomplir, et à peu près autant pour interpréter ce que découvraient ses yeux douloureux. En même temps, il retrouvait la mémoire, et ce qu’il n’avait pas vécu consciemment, son intelligence le reconstituait avec assez de vraisemblance.

Après l’attaque du Pride of Kotzebue par les Urubus, on l’avait jeté à la mer, non sans l’avoir attaché dos à dos avec Boivin, probablement déjà mort, des suites de sa blessure. L’avait-on cru mort également ? En tout cas c’était bien le sort auquel il venait d’échapper de justesse, mais pour combien de temps ?

Comment ne s’était-il pas noyé ? La réponse s’offrit sous la forme d’un long espar de bois gisant tout près de là. La chance avait offert au duo cette épave, et Ulysse s’y était accroché. Il se représenta que l’infirmité de Boivin lui avait sans doute facilité la tâche, car la prothèse du boiteux devait flotter elle aussi.

Restait à savoir jusqu’à quel point de la côte ils avaient ainsi dérivé. À moins – et Pinault sentit monter en lui l’angoisse – qu’ils ne se soient échoués sur un des nombreux îlots qui parsèment ce secteur. C’était d’ailleurs certainement l’un d’eux qui servait de base aux Urubus.

Je suis un miraculé, se dit Ulysse. Il le dit même à haute voix, enfin, il remua les lèvres et il en sortit quelque chose qui ressemblait à de la parole.

Raison de plus pour ne pas en rester là.

Pour commencer, il lui fallait trouver le moyen de trancher les cordes qui avaient si étroitement lié son sort à celui de Boivin, et retrouver sa liberté de mouvements – à supposer qu’il n’eût rien de cassé –, ne fût-ce que pour mieux tenir à distance les charognards qui ne tarderaient pas à les attaquer, et dont quelques spécimens planaient déjà au-dessus d’eux, leurs cris ayant du moins contribué à le tirer de sa torpeur.

Heureusement, en vrai marin, bien qu’il n’eût qu’assez tard commencé à naviguer, Pinault avait sur lui un bon couteau à forte lame, et, s’il parvenait à l’atteindre, il pouvait espérer se détacher de son malheureux compagnon.

Deux longues heures lui furent nécessaires pour rouler sur le ventre, faisant basculer Boivin sur son dos, et, par de minuscules reptations, faire remonter le couteau, millimètre par millimètre, jusqu’au bord de la poche où il était prisonnier, et d’où il glissa enfin sur le sable ; deux autres pour le saisir avec les dents, l’ouvrir de même, en coinçant le manche sous son épaule, puis, par un va-et-vient continu sur le fil de la lame, trancher leurs liens, en commençant par libérer les poignets de Boivin, qui lui comprimaient la poitrine. Ce ne fut pas une partie de plaisir. Heureusement que le vieux était insensible.

Ce travail s’acheva vers le milieu de l’après-midi. Épuisé, les mains en sang, mais par ailleurs entier, Pinault resta un long moment assis face au large, essayant de penser. L’aspect du rivage ne lui évoquait rien de particulier. C’était une plage de sable fin, hérissée de quelques rochers aux formes tourmentées. Elle était déserte. Pas une habitation en vue, pas même une cabane de pêcheurs. Et pas un bateau sur la mer.

 

Demain : Un paradis perché

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