Tous les pigeons s’appellent Norbert, 22

Publié le par Louis Racine

Tous les pigeons s’appellent Norbert, 22

 

Comme rationaliste, je me pose là, on ne me fait pas croire n’importe quoi, mais ça ne m’empêche pas non plus de rêver, ni d’aimer ça, ni de puiser dans le rêve certaines inspirations. Je pourrais vous en raconter des fois où la solution d’un problème m’est apparue dans mon sommeil ! Ça vous est sûrement arrivé à vous aussi, surtout si vous avez l’habitude de cogiter. Vous laissez reposer la machine, vous laissez décanter, vous oubliez le ragoût sur le coin du poêle et le lendemain les choses prennent tournure comme par enchantement. Tout est dans le comme.

J’ai été réveillé par un bruit de casseroles et l’espace d’un instant je me suis cru chez la Rondelle. Puis le puzzle du monde s’est rapidement reformé, ne me remerciez pas c’est la moindre, et en trois secondes j’étais debout et ce que vous savez aussi, le tout plein d’allant. Il faut dire que j’avais largement eu le temps de récupérer. Il était midi.

J’avais l’esprit plus clair que jamais, je venais de concevoir en songe pas mal de petites vérités qui ensemble en faisaient une grande, telles les pièces du puzzle évoqué plus haut, ou les tesselles d’une mosaïque, il faut déjà le caser ce mot, ou, mieux, au noble jeu de go, les pierres délimitant un territoire imprenable. J’avais tout ça en tête quand je suis entré dans la cuisine au retour des toilettes, Je t’ai réveillé mon chéri a fait la matouze, désolée mais il est quand même midi, ta sœur va pas tarder à rentrer du collège. C’est con, j’ai dit, je serais bien allé la chercher. Et là, tout d’un coup, l’angoisse m’a serré le ventre, putain ce que ça revient vite, avec cette idée complètement stupide et d’autant plus désagréable que toute joie se paie au prix fort, je l’ai bannie, faut pas charrier quand même, j’avais juste faim, je me suis confectionné un solide casse-dalle en bourrant de beurre et d’Ovomaltine une portion de la baguette-épi, Te goinfre pas trop a râlé ma mère on mange des gnocchi, j’ai avalé un bol de café, je me suis habillé fissa et je suis sorti. Je vais à sa rencontre, j’ai crié.

Je m’en voulais maintenant d’avoir dormi, j’en voulais à la matouze de m’avoir laissé dormir et de ne pas être allée elle-même chercher sa fille, étant donné les circonstances, les gnocchi auraient pu attendre, est-ce qu’elle en verrait au moins la couleur ma sœur des gnocchi, je doutais que mon esclandre eût rendu la strass du collège plus vigilante, comme j’étais mentalement en pleine forme je me figurais plein d’atrocités, quand j’ai aperçu de loin la silhouette caractéristique d’Annette à qui son cartable faisait une carrure de mini-gorille. J’ai senti mon cœur bondir et j’ai enfourné d’un coup le reste de mon casse-dalle, si bien que je n’ai pu ni embrasser décemment ma sœur ni articuler la moindre parole intelligible. Heureusement, elle avait des tas de choses à raconter, elle était fière de ne pas m’avoir réveillé, elle voulait partir en catimini mais ma mère s’était levée pour lui faire son mot d’absence, au collège elle avait été accueillie par la surgé qui l’avait interviewée sur ses avanies et l’avait encouragée à venir se plaindre si ça se reproduisait, l’assurant de sa protection contre d’éventuelles représailles, devant la fermeté affichée par l’administration l’ennemi serait bien obligé de capituler, mais elle ne devait rien garder pour elle, à la première alerte elle était censée se précipiter dans son bureau, je pensais C’est bien beau tout ça mais quel contrôle ont ces braves gens sur ce qui se passe dans la rue ? Et comme par hasard Annette a cru bon de préciser qu’une des deux redoublantes, ses principales persécutrices, étant absente, elle avait flippé toute la matinée en imaginant qu’elle l’attendrait à la sortie et que le monstre bicéphale se reconstituerait hors de la juridiction du collège.

Bref, j’étais de nouveau à cran et c’est sans doute pour ça, pour nous changer les idées à tous les deux qu’en tournant le coin de notre rue j’ai proposé à ma sœur d’aller rendre une petite visite à l’espion. Soit il était là et on se foutrait de sa gueule, soit il n’était pas là et on laisserait une trace de notre passage sous la forme d’une inscription pleine de sens, les formules ne manquaient pas. Annette, vous la connaissez, a battu des mains, encore ce geste agaçant, ah ! ces cartables sur le dos, mais bon, elle était très mignonne quand même et tellement confiante dans la force de notre duo que je nous sentais invincibles.

Dans la journée, l’immeuble était beaucoup moins effrayant, évidemment, sauf qu’en voyant à quelles chausse-trapes j’avais échappé par pure insouciance j’ai remercié ma bonne étoile de rationaliste. On avait attendu pour se glisser derrière les panneaux censément dissuasifs d’être sûrs que personne ne nous voyait, du coup j’avais conscience que s’il nous arrivait quelque chose ce serait dans l’indifférence générale, on faisait gaffe malgré notre excitation, mais je peux vous garantir que de la peur, ça non, on n’en ressentait pas, je savais quand ma sœur avait les chocottes, ça lui donnait ce que j’appelais un sourire de momie, de quoi vous les communiquer en somme, mais là elle était aux anges, ma pauvre je me disais tu vas peut-être un peu déchanter, mais mieux valait ne pas entamer son moral, c’est moi qui l’avais entraînée dans cette aventure et si les choses se présentaient mal et que son courage vienne à flancher je ferais tout pour la protéger.

J’en entends se récrier, me taxer d’irresponsabilité, qu’étais-je allé mettre en péril la vie de deux enfants que leur mère attendait avec amour devant un tombereau de gnocchi, je les comprends, ils pensent surtout à notre Nanette si impressionnable, être affligée d’un frère pareil, je ne leur jette pas la pierre mais ils oublient plusieurs choses, c’est que j’aimais ma sœur, ma toute petite sœur, et d’une, que je n’étais pas aussi bête que je pouvais parfois le laisser croire, et de deux, et donc que j’avais pesé le pour et le contre avant de l’embarquer dans l’expédition : ça m’avait pris une seconde, et c’était bien suffisant.

Néanmoins, à mesure qu’on s’approchait du but, j’avais le cœur qui battait de plus en plus fort. Enfin on a atteint le palier du troisième étage. Comme je m’y attendais, la porte était ouverte, livrant aux regards toute la largeur de l’appartement jusqu’à la fenêtre sur la rue, et, au delà, à celle de notre salon, par laquelle on apercevait notre entrée et notre porte d’entrée.

J’ai frappé, pour rire je ne suis pas certain, j’ai franchi le seuil, Annette m’a suivi, l’appart’ était désert, toutes portes béantes, mais on a vite remarqué les indices d’une récente occupation. Pas de restes de feu, ça c’était un fantasme, d’ailleurs je l’aurais flairé les premières fois, mais des reliquats de pique-nique, essentiellement des capsules de bière et des fragments d’emballage. On sentait que le locataire était parti dans l’urgence, sans avoir le temps de supprimer toute trace de son séjour.

Déjà, comme ça, ma sœur ouvrait de grands yeux qui semblaient dire : Qui c’est ?

Je n’espérais pas qu’il eût laissé traîner sa carte d’identité, mais c’était presque le cas. Dans un coin, on a ramassé un bout de papier révélateur. Quasiment une signature. Un ticket de caisse du Vieux Campeur. Il ne manquait plus qu’un ou deux mégots de gitane dans l’âtre. Gagné.

On a continué à inspecter les lieux sans rien découvrir de nouveau. Annette était partagée entre l’émotion et la perplexité. Depuis qu’on avait trouvé le ticket elle marmonnait entre ses dents un truc que j’ai fini par lui faire articuler.

« Ça se peut pas, je l’aurais reconnu.

– Est-ce que tu l’as si bien vu que ça ? »

Elle se rappelait un regard, une expression, pas une physionomie. Mais le regard c’est important. J’avais moi-même des doutes. Quand mon père nous avait quittés ma sœur avait six ans et demi et ça en faisait à peu près autant. Avait-il pu changer à ce point ? Ou alors il était tombé malade, ou bien encore il était devenu fou. Je ne rejetais aucune hypothèse. À l’énigme initiale s’en était substituée une autre, d’une tout autre nature.

« Attention ! »

Ma sœur m’avait happé le bras et s’était brusquement accroupie. Je l’ai imitée et j’ai compris.

« Maman ? »

Elle a fait oui de la tête.

« Elle nous a vus, tu crois ?

– J’en sais rien. »

Je me suis approché de la fenêtre à croupetons, j’ai regardé par-dessus l’appui. Notre mère était en train de replier le canapé. Elle n’avait pas l’air fâchée, sinon probablement que je n’aie pas pris la peine de le faire avant de partir. J’ai vu qu’elle avait récupéré la couverture pour la laver. Elle s’est dirigée vers la cuisine.

On s’est dépêchés de rentrer, et on est arrivés tout essoufflés, en en rajoutant des tonnes, comme des gamins que nous étions.

« Vous en avez mis du temps ! Je commençais à me faire du souci ! »

Annette et moi on ne s’était pas concertés, mais je savais que ma sœur garderait le secret.

« On a rencontré un copain », j’ai fait.

Ça n’a pas été plus loin. Les gnocchi étaient excellents, et après le déjeuner, où on a reparlé de la carrière cinématographique de notre mère, pas longtemps parce qu’elle ne voulait pas se laisser obnubiler par cette histoire, mais juste pour préciser les choses, le type du Printemps c’était le premier assistant réalisateur, le tournage devait commencer en février par des plans d’intérieur en studio, ce serait un long métrage en couleurs, un premier film, avec des acteurs non-professionnels, pas de vedettes sauf une participation de Daniel Ceccaldi, après le déjeuner, donc, j’ai annoncé que je sortais, que j’avais des courses à faire, j’ai pris un petit air mystérieux qui a bien trompé son monde rapport à l’imminence de Noël, et j’avais déjà enfilé mon manteau quand j’ai pensé à demander à ma sœur où elle comptait passer ses vacances.

« Ben justement, elle a fait, Égletons, ça marche plus. »

Depuis quelques années, Annette passait les fêtes de fin d’année chez l’oncle Bourzeix (le père du cousin au canapé), qui avait une grande et grosse maison en Corrèze. À Noël, c’était plein de neige et d’enfants, on faisait de la luge, on construisait des igloos, on mangeait des châtaignes rôties, de la bréjaude, des farcidures et de la mique, Annette nous revenait de là les joues comme des pommes d’amour, les yeux noyés de bonheur.

« Ça vient de sortir, est intervenue ma mère, la Marie-Jo nous a chié une pendule. »

Vous n’en avez pas grand-chose à battre, par ailleurs vous avez compris que j’étais pressé de m’en aller, vous me pardonnerez donc d’abréger, j’ai compati quand même, donné à ma sœur un gros bisou sur le front, Ben comme ça tu resteras avec nous, ça sera chouette, et puis t’auras plus vite tes cadeaux. Et mes cadeaux Bourzeix ? elle a fait. Ils te les enverront ; ça va rien changer. Tu parles, elle a dit. Eh oh t’as plus six ans, j’ai fait, avec une parfaite mauvaise foi : pourquoi l’adolescente que devenait lentement mais sûrement ma sœur n’aurait-elle pu s’extasier devant un sapin de Noël de trois mètres de haut, se saouler de batailles de boules de neige dans le jardin et de parties de cache-cache dans le grenier de la Boissière ? Ne lui avais-je pas envié ces plaisirs que pourtant j’avais dédaigneusement repoussés au moment de ma puberté, d’une manière qu’on avait voulu croire définitive puisqu’on ne m’avait jamais réinvité ? Bon, mais c’était à l’époque de... Oui, oui, j’y vais. Celle-là, je te jure, je sais pas ce que je lui ferais, disait ma mère. Elle parlait de Marie-Jo, et ça allait durer un moment après mon départ, Salut la famille ! j’ai crié, et j’ai fichu le camp.

En fait, j’étais vraiment triste et en colère contre la nouvelle compagne de l’oncle Bourzeix et contre l’oncle lui-même, on n’a pas idée de se laisser mener en bateau comme ça, de sacrifier le bonheur de ses mômes à... non, je ne reprendrai pas le vocabulaire maternel. Je craignais aussi, je l’avoue, de devoir m’occuper de ma sœur, ma toute petite sœur que j’aimais et qui n’aurait pas compris que je la laisse tomber sous quel prétexte au fait ?

L’associer à mes recherches ? Pourquoi pas à mes beuveries et autres galipettes ? Non, les vacances s’annonçaient mornes.

Raison de plus pour bien profiter de ce qui restait du week-end.

 

 

Maintenant que nous sommes seuls, je vais vous toucher un mot de mes récentes déductions, corroborées par un de mes rêves de la nuit. Un mot seulement, l’essentiel : je savais qui était Jules Laforgue. Ça m’apparaissait avec une telle évidence que je ne comprenais pas comment je n’y avais pas pensé plus tôt. Pour me consoler, je m’amuserais à mettre Paula à l’épreuve. Non qu’elle eût baissé dans mon estime, elle ne connaissait pratiquement rien du dossier, mais pour lui donner au contraire une nouvelle occasion de faire valoir son extraordinaire clairvoyance aux yeux d’or.

Encore fallait-il qu’elle n’eût pas déjà quitté Paris.

Si vous jouez au go, ou aux échecs, ou aux dames, vous connaissez le concept du « coup d’avance », qui n’a rien à voir avec la simple arithmétique, comme dans ces jeux de cartes où il importe de compter, par exemple, les atouts. Je parle de cette possibilité que vous avez de prendre ou de maintenir votre avantage sur l’adversaire, tout en sachant qu’un avantage est par définition un enjeu et peut devenir un leurre : on vous le dispute, vous vous y cramponnez, croyant que le garder jusqu’au bout vous assurera la victoire, et cela vous distrait d’une menace plus urgente – quand vous ne la favorisez pas par votre entêtement !

Bref, j’ai foncé à la gare de Lyon. À Concorde j’ai bien regardé si je ne voyais pas Paula sur le quai, mais elle pouvait avoir préféré continuer sur sa ligne jusqu’à Gare d’Austerlitz et traverser la Seine à pied. Ou avoir pris le 87. Ou un taxi. À moins qu’elle n’ait trouvé un chauffeur complaisant parmi ses copains de moi mal connus, comme beaucoup de ce qui touchait cette fille.

Il y avait un monde fou à la gare, vacances obligent. J’ai repéré un direct pour Clermont, il partait bientôt, cinq minutes, j’ai tenté ma chance. Je suis monté dans la dernière voiture et j’ai couru vers l’avant du train en criant le nom de Paula et en bousculant tout le monde, femmes et enfants compris, je ne me suis pas fait beaucoup d’amis à cette occasion, mais j’ai réussi à inspecter la voiture de tête avant que le train démarre et que je sois obligé de descendre. Je me suis laissé frôler par le monstre, non sans écarquiller les yeux, des fois que Paula serait apparue à une vitre, mais non.

Au suivant.

Une heure et demie d’attente.

Paula était-elle du genre à se pointer très en avance ? En tout cas, mieux valait rester sur place plutôt que d’aller la chercher chez elle. Je me suis assis sur un banc et j’ai lu mon Laforgue, à haute voix comme souvent, puis je m’en suis lassé, trop de presse, trop de regards assassins, les vacanciers n’ont pas de temps à perdre, ils ne vont pas se mettre à flâner inconsidérément, j’ai encore lu un peu pour moi seul et puis j’ai rangé mon bouquin et je me suis concentré sur l’affaire Rondeau.

J’étais loin d’avoir tous les éléments, et je ne voyais guère comment compléter mon information. Passer au commissariat dans la soirée ? Je doutais que le commissaire soit là et me reçoive, d’autant plus qu’à part des questions et des soupçons je n’avais rien à lui offrir, l’histoire du cartable ne le captiverait pas des masses, et cependant j’avais le sentiment de maîtriser le scénario dans ses grandes lignes.

Je me suis baladé dans la foule, c’est moi que l’on bousculait maintenant et je m’étais fait tout mou, inerte plutôt, je me laissais heurter et projeter et rebondissais comme une balle de flipper, un truc assez jouissif mais qui ne plaisait pas forcément à mes partenaires. Soudain le spectacle de tous ces amateurs de sports d’hiver m’a rappelé l’étui aperçu chez Isabelle. Des skis ? Des skis de fond, alors, plus fins. Mais pourquoi des caractères chinois ? Pourquoi un dragon ? Pas à cause de la dragonne des bâtons, quand même ! Je souriais de ravissement, quelle merveille que le vocabulaire, tout récemment encore j’avais appris le mot ardillon, ce qui nous ramenait à l’affaire Rondeau, soudain j’ai senti que j’avais de la compagnie, j’ai pensé à quelqu’un s’accrochant à moi comme un naufragé à une épave ballottée par les flots.

Quelqu’un de petit. J’ai dû baisser les yeux.

Non !

Jules Laforgue !

Ça ne vous surprendra pas, il se fendait la poire.

« Qu’est-ce que vous faites là ? »

Il a cligné de l’œil.

« Je m’entraîne. Et vous ?

– C’est dégueulasse ! » j’ai dit spontanément, regrettant aussitôt une sentence d’autant plus étrange que je n’éprouvais pas beaucoup d’empathie pour cette marée de bonnets. Il ne s’en est pas formalisé.

« Voyons, Norbert, je prends, mais je remets. »

Moi qui ne rougis pas facilement, je devais être écarlate.

« Ne vous tracassez pas, et dites-moi : vous n’avez pas sur vous de billet ni les moyens d’en acheter ; vous êtes donc venu accompagner ou attendre quelqu’un. Je me trompe ?

– Je croyais que c’était votre frère le flic. »

Il s’est marré.

Je regardais le panneau d’affichage. Dès que le train de Clermont serait à quai, je foncerais me poster près de la voiture de queue. Pas question de louper Paula. Pas question non plus de laisser filer mon magicien.

« Je vais devoir courir d’un instant à l’autre. Ça vous ennuierait de me suivre ?

– Nullement. Mais si vous cherchez Paula, elle vous attend à la buvette. »

 

(À suivre.)

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