Tous les pigeons s’appellent Norbert, 10

Publié le par Louis Racine

Tous les pigeons s’appellent Norbert, 10

 

J’ai rassemblé ce qui me restait d’énergie.

« Vous vous trompez, j’ai dit ; Norbert, c’est moi. Ça vous a influencé, ou vous avez confondu. »

Tout ça bien calmement, bien doucement, avec juste ce qu’il fallait d’indulgence amusée.

« Norbert, toi aussi ? Première nouvelle. Comment je l’aurais su ?

– Par Rémi, quand il vous a parlé de moi. Ou par Clémentine.

– Rémi et Clémentine ils s’appellent, tes copains ? Je savais pas non plus. Elle est mignonne, la petite.

– Et votre client alors, comment vous connaissez son nom ? »

Au lieu de répondre, il s’est tourné vers sa femme :

« Dis donc, maman, comment qu’il s’appelle ton amoureux ?

– Le type aux fleurs ? Norbert !

– Tu vois bien.

– C’est lui qui vous l’a dit ? »

Elle n’avait pas entendu. Il a pris le relais.

« Comment que tu le sais, maman ?

– Que je sais quoi ?

– Qu’il s’appelle Norbert. Pas si i’ va neiger.

– C’est lui qui me l’a dit. Il m’a fait comme ça : Je m’appelle Norbert, ça rime avec camembert. Il sait parler aux femmes. »

Un habitué, un beau spécimen qui ne perdait rien de la conversation et qui depuis de longues secondes était secoué d’un rire silencieux, a reculé d’un pas sans tomber pour mimer la scène, puis, de nouveau arrimé au comptoir où trônait son rosé de neuf heures, a émis un commentaire saturé de sécrétions bronchiques à propos de paradoxes olfactifs.

Le patron m’a raconté. Le petit homme, Norbert, donc, s’était pointé un jour avec un bouquet de fleurs pour madame.

« Devant moi, attends ! Maman et moi on en revenait pas. Pas gêné, le gars.

– C’était pas méchant », elle a fait. « C’était même gentil.

– Ben voyons ! Gentil comme tout. Mais il a dû sentir quand même qu’y avait quelque chose qu’allait pas, il a pas recommencé. »

À « sentir », l’habitué a failli s’étouffer de joie. Violet, il était. Comme son verre en plus bleu et en plus foncé.

« Mais il est revenu ?

– Oh oui, i’ r’vient. Il commande un thé. Toujours. Il boit que ça. Thé citron. Des fois, une verveine.

– Et qu’est-ce qu’il fait dans la vie ?

– Ce que j’en sais, moi ! Ah si ! Maman, qu’est-ce qu’il nous a dit déjà ? Un truc bizarre. Pas croquemort, mais presque. »

La patronne a pris un air modeste, révélateur de son plaisir de savoir.

« Taxidermiste. Empailleur, quoi. »

Pendant ce temps, les visions se succédaient dans mon pauvre crâne – Laforgue sortant de son manteau ou de son parapluie un bouquet de fleurs, puis deux, puis dix, puis des centaines, un Laforgue magique, pas un petit bonhomme buvant son thé sous les regards goguenards des habitués –, tandis que je me disais : Erreur. Quiproquo. Le camembert m’a enchanté, parce que ça cadrait tellement mal avec mon magicien que j’y ai vu une preuve. Du coup, ça devenait un jeu de superposer son image à cette anecdote sans rapport avec lui.

Puis le doute est revenu à la charge. Et plus qu’un doute, comme un genre de calomnie.

Quand on se moque de quelqu’un, j’ai tendance à me mettre de son côté, et s’agissant de Laforgue j’y étais encore plus enclin, mais là il se passait autre chose, c’est que je commençais à me demander si celui que j’appelais mon magicien était vraiment aussi admirable voire respectable que je le croyais.

En sortant du café, j’ai marché jusqu’à la station de métro, toujours dans l’idée d’aller à Pantin en faisant halte au bahut. Et c’est au moment de m’enfoncer dans le sol, ce qui me demandait régulièrement un effort spécial, que j’ai conçu en un éclair une nouvelle théorie concernant l’homme au parapluie. Ça m’a fait perdre l’équilibre, et je me suis raccroché de justesse à la rampe en me tordant le poignet et en donnant de la tête contre le carrelage blanc du mur, qui s’est orné de quelques pétales rougeâtres.

Comment ne l’avais-je pas compris plus tôt ? C’était pourtant évident : j’avais affaire à une espèce de caméléon. À un être capable de se conformer à ce qu’exigeait la situation, et qui, pour son seul plaisir, passait son temps à changer de rôle selon les circonstances.

Tout content de cette illumination, j’ai dévalé les marches jusqu’au quai où arrivait une rame, j’y suis monté gaillardement, et à peine les portes refermées j’ai déchanté.

Ma théorie n’expliquait pas tout. Elle risquait de n’être qu’une illusion, une ruse visant à me dissimuler la vérité, à savoir que ce magicien que personne n’avait vu que moi n’existait pas. Le joueur de go et l’homme aux fleurs pouvaient bien n’avoir aucun rapport entre eux ; c’était moi qui les reliais l’un à l’autre en les identifiant tous deux à ce Laforgue purement imaginaire. Restait à comprendre comment mon esprit avait su produire un Laforgue avant que je rencontre le commissaire. Mais j’avais très bien pu entendre parler de ce dernier durant mon séjour dans le quartier, voire même découvrir son portrait dans quelque périodique, sur quelque affiche, avec son nom, et enregistrer inconsciemment ces éléments, ce qui avait suffi à me suggérer ce frère prénommé Jules, comme par hasard l’homonyme d’un célèbre poète dont Rémi venait de me parler.

Ça se tenait, non ?

Cependant...

Quelque chose est tombé d’une de mes arcades sourcilières sur le sol entre mes pieds. Ça a fait comme une tache d’encre rouge. J’ai porté la main à mon front et l’en ai retirée les doigts ensanglantés. Je me suis redressé. La femme assise en face de moi sur le strapontin symétrique du mien m’a tendu un paquet de kleenex. Je l’ai remerciée, j’en ai pris un et j’ai voulu lui rendre le reste, mais elle a refusé, avec un sourire plein de compassion. Elle avait le style bourgeoise à bonnes œuvres. Elle s’est levée, j’ai pensé qu’on arrivait à sa station, mais elle est venue vers moi, elle s’est penchée sur mon front, elle a regardé, Ça va, elle a dit, c’est pas profond. On voit pas la cervelle alors ? j’ai dit. Elle a rigolé. C’était juste qu’elle tenait à vérifier que je n’avais pas besoin d’être recousu. Vous êtes infirmière ? Non, elle a rigolé encore, si je vous disais ma profession vous ne me croiriez pas. Et là, je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris, une inspiration, j’ai dit :

« Croquemort ? »

Elle s’est rétractée, comme quand on se brûle. 

Avouez, c’était surnaturel. À supposer qu’à certains signes subtils j’aie percé son secret, la politesse imposait d’y réfléchir à deux fois avant de balancer un truc pareil. Je ne suis même pas sûr d’avoir voulu plaisanter sur mon état, comme avec la blague de la cervelle. Bon, il y avait eu la conversation au Malebranche, et je me rendais à des funérailles. Disons qu’un faisceau d’intuitions ou de déterminations a fait jaillir la vérité d’elle-même.

Elle s’est remise à sourire, mais d’un sourire plus difficile à fabriquer, tandis que j’ajoutais, histoire de calmer le jeu :

« Je croyais que c’était une profession interdite aux femmes. »

Information que je tenais de mes copains érudits.

« Je peux ? » elle a fait en désignant le strapontin à côté du mien.

Elle s’est assise, et là, je vous promets, son regard m’a comme vaporisé. Je me suis senti une toute petite chose immatérielle, en apesanteur, vivante pourtant, mais de la vie des âmes ou ce que j’en imagine, respirant à peine, en ayant à peine besoin, ayant très peu de besoins en général vu que j’étais comblé, à la fois vide et plein, incroyablement libre bien que soumis au moindre souffle de la moindre brise. Ça fait tarte, j’en conviens, mais je ne vous oblige pas à lire.

« Si l’on appliquait toutes les lois obsolètes qui encombrent le code civil, la vie serait invivable », elle a enchaîné.

« Et la vie, ça vous connaît. »

Arrête, je me suis dit, tu vas exploser en vol ou péter comme une vulgaire baudruche. Ma fine répartie en effet m’avait valu un regard encore plus confondant.

« C’est un don, chez vous, deviner la profession des gens ? »

Ça méritait réflexion. C’était la deuxième fois en peu de temps que j’avais réussi ce coup, y avait-il eu des précédents ? Je n’ai pas pu aller bien loin dans mes investigations. Elle a détourné le regard, sans doute jugeait-elle que j’avais ma dose, et tout en lissant sur ses cuisses, de ses longues mains, les pans de son manteau caramel, elle a demandé :

« Et vous, vous faites quoi dans la vie ? »

Elle me chambrait, c’était clair, mais sans méchanceté. Surtout, je me suis rendu compte que cette question, on ne me l’avait jamais posée. Peut-être parce que j’étais trop jeune, et que, malgré mon année de redoublement, j’avais trop l’air d’un lycéen.

« Vous ne voulez pas deviner ?

– Je n’aime pas les devinettes.

– C’est dommage, je vous aurais demandé où je vais comme ça, d’après vous.

– Aucune idée.

– Non, mais c’est très joli, à ce qu’on dit. »

(Désolé si vous n’aimez pas les calembours calamiteux. C’était manifestement son cas. Du moins a-t-elle compris. Si peu qu’il y eût à comprendre.)

« Un petit rigolo, hein ? Ça ne vous mènera pas loin.

– Justement, je vais à un enterrement. »

Elle s’est levée. La rame ralentissait.

« Bonne chance », elle a dit en remontant le col de son manteau.

« Merci. Bonne journée à vous. »

Je l’ai regardée descendre à Jussieu. J’ai vu qu’elle se dirigeait vers la correspondance. Une folle envie m’a pris de la suivre. Je ne l’ai pas fait. Sinon des yeux, tandis que le métro repartait. J’ai été frappé par l’élégance de sa démarche. Une dame. Qui voyageait en seconde. J’ai admiré l’ondulation de sa silhouette, la finesse de sa taille, les boucles blondes s’échappant de son bonnet de laine.

Quel âge avait-elle ? Quarante ans, peut-être. Son visage s’effaçait déjà de mon souvenir, ses yeux au contraire, leur couleur, un bleu incomparable, leur contour, leur éclat, leur profondeur s’y imprimaient avec une précision, une intensité, une vie extraordinaires.

J’ai réussi à écarter cette vision, mais elle m’a escorté jusqu’au bahut, comme une présence latente, comme un enfant sauvage qui vous accompagne discrètement dans les bois. Ça m’amuse d’associer les deux images, la blanche bourgeoise tirée à quatre épingles et le petit animal humain en habit de poussière, mais ça traduit bien mes sentiments d’alors concernant cette femme. Qu’y avait-il donc de si sauvage en elle ? Je me rappelle avoir souri en imaginant les réactions de Rémi. Il ne manquerait pas de convoquer Éros et Thanatos, tout ce fatras intello. Autant garder cette histoire pour moi.

J’étais bien.

Tout ça ne m’a pas empêché de reprendre mes cogitations là où je les avais laissées. J’ai eu d’autant moins de mal à retrouver le fil qu’il était tissé de mystère et de désir.

Vous n’avez pas oublié la jeune fille blonde, qui désormais paraissait liée à mon magicien. Ça, c’était de nature à remettre en question ma théorie. Que je voie Laforgue partout alors qu’il n’existait peut-être même pas – et justement s’il n’existait pas –, ça se concevait. Mais la fille qui me cherchait semblait bien exister, elle.

Tout était dans ce semblait.

Tant que la rencontre ne se ferait pas, j’en serais réduit aux élucubrations. Il fallait absolument que j’entre en contact avec la dénommée Sophie Trunck, via Rémi ou non. Et, mais ça c’était une simple formalité, parce que je n’y avais jamais vraiment cru, que je vérifie si Géraldine Parmentier n’avait rien à voir là-dedans.

Justement, je suis arrivé au bahut un peu avant la récré de dix heures. Ça m’a rappelé ma dissert’ de philo, le prof m’avait donné jusqu’à vendredi dernier délai, le lendemain, donc, après c’étaient les vacances. Bon, j’avais un peu de biscuit, qui sait si l’enterrement ne m’en fournirait pas aussi, je lui ficellerais ça dans la soirée, voire dans la nuit s’il le fallait, j’étais fermement résolu à rendre ce devoir. Je suis un adepte du mensonge, mais j’ai une parole. D’ailleurs je crois bien qu’il ne m’est jamais arrivé de mentir sous serment (mais je n’en jurerais pas). Et puis ça m’aurait déplu de trahir à ce point la confiance de ma mère. Il y a des limites.

Je voulais juste faire un tour dans la cour, prendre des nouvelles, voir Douvenou, éventuellement Géraldine Parmentier. Le malheur a voulu que le censeur soit en faction dans l’entrée, et qui plus est avec la prof d’histoire, une des femmes les plus malveillantes que j’aie jamais connues. C’est elle qui m’a repéré. Normal, elle était en train de se plaindre de moi.

« Le voilà, justement », elle a dit.

Il l’a remerciée, et m’a demandé de le suivre dans son bureau.

Là, j’ai eu droit à une belle engueulade. Ce qui m’a fait plaisir, c’est que le censeur avait happé le surgé au passage et que cette autre peau de vache en prenait pour son matricule. J’avoue, je suis de ceux qui ne détestent pas mettre leur foudre, comme dit Rémi.

Le censeur m’a reproché mon absentéisme, tout en accablant indirectement son subalterne, coupable à ses yeux de laxisme. En arrière-plan, j’entendais presque tourner les rouages de la pompe à fric, de la machine à statistiques et du mesureur de notoriété des boîtes à bac.

Pour assurer sa défense, le surgé a dû prendre la mienne. Il a fait valoir la tragédie qui s’était abattue sur moi, enfant fragile de parents séparés, j’ai embrayé en parlant de l’enterrement auquel je sollicitais l’autorisation de me rendre, désolé pour mon absence de ce matin, mais j’avais des problèmes de sommeil en ce moment, surtout que j’avais passé la nuit à consoler ma mère (cette pauvre madame Rondeau était une de ses proches parentes), avec quand même un peu de succès puisqu’elle avait réussi à être à l’heure à son travail, elle – dont le patron était si cruel qu’il lui avait refusé son après-midi –, quant à moi, à l’aube, je m’étais écroulé, vaincu par la fatigue, je n’étais pas aussi résistant que ma génitrice, j’avais dû dormir quoi, deux heures ? c’était déjà trop, à mon réveil je m’étais dépêché tant que j’avais pu, tellement même que j’avais oublié mon cartable et qu’en courant pour attraper mon bus j’étais tombé et m’étais blessé, mais bon, j’étais là, et le cours de maths allait commencer, j’avais hâte de retrouver M. Graindorge, qui m’avait fait aimer sa matière, et j’espérais que M. Klostermann accepterait qu’en échange de mon absence pour cause d’obsèques (si toutefois on me l’accordait) je dise pour mes camarades un poème que j’étais en train de composer en allemand sur la mort, Noël et l’importance des études.

Il y a eu un silence, le surgé s’est mouché, le censeur s’est éclairci la voix, puis s’est lancé dans un nouveau speech, très différent du premier. Il ne dirigeait pas une maison de redressement, mais un établissement qui s’était voué à la réussite de ses élèves, cent pour cent au bac ça ne pousse pas sous le pied d’un cheval, si ma maman m’avait confié à eux c’était que j’avais donné des signes de démobilisation, mais apparemment j’avais des qualités qui pouvaient me laisser espérer décrocher le fameux sésame, avec de la bonne volonté, et ça c’était l’affaire de tous (il a regardé le surgé), mais d’abord la mienne (il m’a dédié un sourire horizontal), et dépêchez-vous de rejoindre vos camarades, l’incident est clos, et au fait, vous êtes autorisé à vous absenter cet après-midi, simplement je vous demanderai de m’apporter une lettre de votre maman, quand elle aura le temps. Bien que vous soyez majeur, il a ajouté. Bon courage.

Les élèves étaient déjà rentrés. J’ai donné mon billet d’absence au prof et je suis allé m’asseoir au fond, non sans noter que Géraldine Parmentier n’était pas là. En me voyant, Douvenou et Isabelle Messmer ont rougi tous les deux, mais pas pour les mêmes raisons.

Ne me demandez pas sur quoi portait le cours, j’en ai profité pour m’avancer dans ma dissert’ de philo (j’ai quand même su répondre à une question surprise de Graindorge, je ne me rappelle plus laquelle, il avait dû remarquer mon manège mais ensuite il m’a laissé tranquille), jusqu’à ce que je me rende compte que mon stylo fuyait. Je l’avais emprunté à mon voisin en même temps que quelques copies doubles. C’est cadeau, il m’avait dit. Je comprenais mieux sa générosité. Heureusement j’avais ces kleenex, autre cadeau.

En extirpant le paquet de la poche de mon duffle-coat, j’ai fait tomber sur le sol un petit bout de carton que je n’avais jamais vu. Je l’ai ramassé, tandis que mon cœur se mettait à battre plus fort.

 

(À suivre.)

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