Tous les pigeons s’appellent Norbert, 1

Publié le par Louis Racine

Tous les pigeons s’appellent Norbert, 1

 

Je m’appelle Norbert, parce que mon père était passionné de spéléologie. J’aimerais pouvoir dire qu’il en est mort. Ce serait une belle histoire : un jour il est descendu, et il n’est jamais remonté. Comme un mineur de fond. Sauf que les mineurs ils sont obligés, ils ne font pas ça pour le plaisir. Non, mon père nous a quittés pour une trapéziste. Vous souriez, cest votre droit. Ils sont restés ensemble un an, puis il est revenu tout penaud, mais ma mère ne l’a pas repris, ça suffisait les conneries.

Il lisait en alternance Le Canard enchaîné, des romans policiers et les bouquins de Norbert Casteret, tels les Mémoires d’une chauve-souris, réédition, comme par hasard en 1961, l’année où est née ma sœur, d’un roman publié à la Libération. Pendant la guerre, trop jeune pour rejoindre le maquis, il s’était réfugié dans la lecture. Les romans scouts lui ont donné l’illusion de la compagnie et le frisson de l’aventure. Mais sa grande découverte, ç’a été Casteret. Il a passé la guerre sous terre. La lecture comme spéléologie. Plus que la compagnie, il aimait la solitude. Un grand timide. Un grand rêveur aussi, parce qu’à ma connaissance la spéléologie il ne l’a jamais pratiquée. Il a pris l’habitude de s’absenter. Toujours ailleurs, même parmi nous. Je me rappelle son admiration pour un certain auteur de polars soi-disant américain, capable de vous transporter aux États-Unis sans y avoir mis les pieds.

Je vivais donc seul avec ma mère et ma sœur Annette (comme Annette Bouchacourt, spéléologue fusillée par les Allemands en quarante-quatre à l’âge de vingt-huit ans). Ce prénom lui va bien, car elle est vraiment petite. Ça la complexe, c’est dommage. Elle n’aime pas que je l’appelle ma petite sœur. Alors j’évite. Quand j’y pense.

Je n’ai jamais bien marché à l’école. Trop de pression. Moi, il me faut du temps et de l’espace. On a même prétendu que j’étais claustrophobe. C’est possible. Enfin, ça dépend où et avec qui. La spéléo, par exemple, ce n’est pas du tout mon truc. Côté temps, ça va, c’est à qui en passera le plus le plus loin de la surface, mais rien que de m’imaginer enfoui dans des boyaux douteux la tête en bas je craque, déjà que les quatre murs d’une salle de classe me gênent aux entournures. Durant toute ma scolarité, ça m’a valu des appréciations assassines de mes professeurs. Ils ne savaient quoi faire de moi. Je ne tenais pas en place, sauf à la rigueur près de la fenêtre, le regard perpétuellement tourné vers l’extérieur, mais c’était beaucoup demander à des enseignants. Un jour j’en ai agacé un plus que de raison, la sienne. « Dehors ! » il m’avait lancé. « Oh oui ! » j’ai répondu sans la moindre ironie. Il était fou. Ce n’est pas comme M. Pasteur, le prof de maths, qui disait que ça ne servait à rien de me mettre dehors vu que je l’étais déjà. L’autre s’est trouvé coincé. Il a cru triompher en répliquant : « Quand je dis dehors, c’est définitivement ! » J’ai pris mes affaires et, avant de sortir, j’ai fait mine de l’embrasser. Bon, je sentais que j’abusais, mais j’étais réellement heureux.

Je ne suis pas retourné dans ce lycée, sinon pour m’y faire signifier mon expulsion à l’issue d’un conseil de discipline qui a été pour moi un supplice : j’ai dû affronter une douzaine d’adultes aux sourcils froncés, il y a moins bouché comme horizon. Ma mère était assise à mon côté. Elle pleurait, ce qui excitait mes juges contre moi. « Vous voyez la peine que vous faites à votre maman ? » Là, elle a eu un geste extraordinaire, dont je lui serai toute ma vie reconnaissant. Elle m’a pris la main. Elle savait, elle, qui souffrait le plus. Et c’est ça qui lui était le plus douloureux.

L’école n’est pas faite pour moi. Je lui pose problème sans qu’elle ait la solution, sinon de me renvoyer, alors que c’est elle qui me pose problème et que je sais très bien comment y remédier : en la fuyant. Nous sommes donc d’accord. Je suis pour elle comme un animal sauvage impossible à apprivoiser. Un prof a d’ailleurs écrit ça sur un de mes bulletins. Il avait en partie raison, mais sa formule donnait à penser que j’étais insociable, ce qui est faux.

Il existe des établissements mieux adaptés, plus ouverts, mais ils sont hors de prix. Il en existe aussi de plus fermés, et ce qui dans mon enfance et mon adolescence me faisait le plus peur, c’était la perspective d’aller en prison ou à l’asile. C’est Mme Le Hir qui m’a dit ça un jour : « Si tu ne sais pas rester enfermé, tu risques de l’être pour de bon ! » Moi, j’avais la réponse : « Je m’évaderai, madame ! » Mais au fond, je n’en menais pas large.

Ma mère avait elle aussi un mauvais souvenir de l’école, pour des raisons différentes, que je ne veux pas révéler. Elle aussi avait tendance à s’en tenir éloignée. Mais elle aimait son fils. Sur les conseils d’un prof, elle a fini par se décider à me faire rencontrer un psychologue. Ça s’est très mal passé. Ce spécialiste de la claustrophobie m’a laissé poireauter dans une salle d’attente minuscule, vaguement éclairée par un vasistas. J’ai foutu le camp, ouvrant la porte avec une telle violence que le battant a fait tomber un cadre accroché de l’autre côté de la cloison, dans l’entrée. Une reproduction des Mouettes de Nicolas de Staël. Comment je connais ce tableau ? Patience.

Je saute toute une série d’épisodes désagréables. Quand je me suis enfin trouvé libéré de mes obligations scolaires, j’ai pas mal bougé, je suis devenu assez calé en géographie, en histoire aussi, car j’adore me renseigner sur les patelins que je traverse, et assez vite je maîtrise mieux le sujet que la majorité des habitants, ce qui me ravit. Je vis de petits boulots, je fais les vendanges, mais surtout je glande, et le plus possible au grand air. Dans les villes, je hante de préférence les parcs et les jardins publics, ainsi, à Paris, le Luxembourg, où commence cette histoire.

 

 

Je revenais sur les lieux de mes exploits, comme aurait dit ma mère. Elle s’était saignée aux quatre veines, comme elle disait, pour m’inscrire dans une boîte à bac, comme on disait. Mais, pas plus là qu’ailleurs, je ne jouais le jeu, comme on disait aussi. C’est fou ce qu’on dit de choses. Donc, mon bac, je ne l’ai pas eu, je crois bien que j’étais le seul, non de ma classe, mais de toute la promo. C’est de leur faute, ils n’avaient qu’à me virer avant, au lieu de continuer à exploiter ma mère pendant que je passais mes journées à flâner, ici et là, au Luxembourg notamment, où je m’étais lié d’amitié avec une espèce de clochard, un type réellement adorable mais très porté sur la boisson. Un jour que, bien allumés, on terrorisait les promeneurs (on avait improvisé un sketch : je volais les bébés et je les portais en courant à Joseph qui faisait semblant de les dévorer), on s’est fait coffrer par les flics et ma mère a dû venir me chercher au commissariat, la pauvre. C’était la veille de mes dix-huit ans. Je m’en souviens comme si c’était hier. Le commissaire avait pris un air de circonstance, façon Droopy, pour me balancer devant ma génitrice : Quand je pense que demain vous serez majeur. La faute à Giscard, j’ai dit.

Je m’étais assis sur un de nos bancs, et je donnais libre cours à mes pensées, ou plutôt je pensais, tout simplement. Car, si je vagabonde volontiers dans la vie physique, j’aime bien au contraire ordonner mes réflexions, construire mes raisonnements. Ce n’est pas pour me vanter (vous avez compris que ce n’était pas mon genre), mais je suis assez bon aux échecs, et au go. J’en ai gagné des parties au Petit Suisse, près du Luco, justement ! Parmi une joyeuse bande d’enfoirés, mais j’y reviendrai.

Je pensais à Joseph. Lors de notre dernière rencontre, ce fameux jour, il venait de voir Flesh for Frankenstein, un film en relief. Il aimait à raconter comme, une chauve-souris lui fonçant dessus, il avait crié dans la salle : « Arrête, conne ! » Il rejouait inlassablement la scène, écroulé de rire à chaque fois. Du coup je lui avais parlé des lectures paternelles. Cette histoire de chauve-souris me troublait d’autant plus que Joseph commençait à devenir aveugle. Il portait d’épaisses lunettes à verres noirs qui semblaient moins corriger sa vue que balancer l’absence de plusieurs de ses dents.

Il se prétendait organiste, professeur à la Schola Cantorum. Quelqu’un que j’ai connu disait être allé chez lui et y avoir vu en effet un orgue, mais je n’ose pas en donner la marque. Un peu usé, aussi. Et un vieux Teppaz.

Je me disais tout ça, je me suis roulé un bon gros pétard en y mêlant une herbe que je n’avais jamais essayée, on aurait dit en beaucoup plus fin de l’artichaut sauvage, mais d’un vert tirant sur le kaki, très martial. Avant de l’allumer, j’ai regardé machinalement autour de moi et j’ai vu que quelqu’un s’était assis à ma gauche.

Je n’étais plus un gamin, mais franchement j’ai failli me croire dans un conte. J’aurais commencé à fumer, j’aurais pu croire aussi à un effet de cette herbe nouvelle.

Que je décrive mon voisin. C’était un petit bonhomme chauve et rondouillard, si petit que la pointe de ses pieds minuscules touchait à peine le sol. Il avait la mine réjouie et un grand parapluie. Il m’a salué d’un gracieux mouvement de tête et a sorti d’une de ses poches un carnet et un crayon. Puis il s’est mis à écrire de sa petite main grasse et potelée. Ne voulant pas me montrer indiscret, j’ai regardé ailleurs, mais j’ai dû lui adresser la parole pour lui demander si la fumée ne le gênait pas. « Nullement », il m’a rassuré en souriant, « surtout celle-là » – j’aurais juré qu’il m’avait fait un clin d’œil. Bon, j’ai allumé mon pétard.

« Je ne vous en propose quand même pas ?

– Non, merci », il a répondu sans cesser d’écrire.

J’ai fumé voluptueusement, en regardant les pigeons faire les importants parmi les moineaux. L’un d’eux avait une manière particulièrement ridicule de se rengorger.

« C’est Norbert qui vous fait rire ? »

Le petit bonhomme me dévisageait d’un air amusé.

« Il s’appelle Norbert ?

– Tous les pigeons s’appellent Norbert. »

Et il s’est remis à écrire.

J’avoue, j’en suis resté comme deux ronds de flan ! J’étais là à gamberger sans trop regarder de son côté quand j’ai aperçu deux bonnes femmes qui m’observaient à distance en conspirant. Elles avaient dû reconnaître le joyeux luron de l’autre jour. Un gardien s’amenait, j’ai vu le moment où elles allaient l’alerter et où il allait me foncer dessus, j’ai pensé à ce petit bonhomme qui allait être dérangé en pleine écriture, j’ai tiré une grande bouffée de mon pétard et je me suis levé. Juste à ce moment-là, il a commencé à pleuvoir, avec une intensité incroyable. Mon voisin a rangé son calepin, bondi sur ses pieds, ouvert son immense parapluie et s’est suspendu à mon bras. Évidemment, il valait mieux que je tienne le parapluie moi-même, et c’est comme ça que nous nous sommes dirigés vers la sortie, abrités tels deux insectes sous le chapeau d’un champignon, le crâne lisse du petit homme dépassant à peine mon coude. Je me suis retourné, et j’ai vu que les mégères avaient disparu.

Quand on a débouché sur le trottoir, on a pris d’un même mouvement vers la rue Soufflot.

« Je peux vous offrir un café ? » a proposé mon compagnon.

J’ai accepté. Il m’a dit qu’il connaissait un endroit agréable et il m’a emmené au Malebranche, un troquet que je fréquentais à l’occasion. On s’est assis, j’avais choisi pour moi une place pas trop confinée, mais ça allait, je n’étais pas spécialement oppressé, je le suis rarement dans les cafés, on a commandé lui un thé, moi un demi, et on a commencé à causer.

« C’est marrant, vous savez que je m’appelle Norbert ?

– Pas possible ? »

J’étais incapable d’interpréter sa réponse. Ce petit bonhomme n’avait vraiment pas l’air méchant, mais il paraissait en savoir beaucoup plus que n’importe qui, et ça me mettait mal à l’aise. J’ai eu envie de rééquilibrer un peu les choses.

« Et vous, c’est comment votre nom ?

– Vous plaisantez ? Vous l’avez vous-même inscrit sur un bout de papier qui se trouve dans votre poche droite. »

J’ai vérifié, et je suis tombé sur une feuille de calepin pliée en quatre. En la dépliant, je me suis souvenu.  

« C’est bien votre écriture ?

– Oui, mais ça n’a aucun rapport. C’est le nom d’un auteur qu’on m’a recommandé.

– Et si c’était aussi le mien, jeune homme ? »

Toujours aussi souriant et aussi calme, avec peut-être un tout petit peu plus de malice dans le regard, il a sorti de la poche intérieure de sa veste un portefeuille derrière lequel il a presque entièrement disparu quand il l’a eu ouvert pour me montrer sa carte d’identité.

« C’est dingue », j’ai dit.

Je soupçonnais très fort la fumette de me jouer des tours, mais le document que j’avais devant les yeux était à l’évidence on ne peut plus authentique – sinon banal, à cause du nom qu’on lisait à côté de la photo.

« C’est dingue », je répétais, incapable de dominer mon trouble. « Mais comment vous avez su... ? »

Il a bu tranquillement son thé, le petit doigt en l’air, ou à peu près. Soudain j’ai cru voir quelqu’un d’autre, et là pour le coup ç’aurait été une hallucination. J’ai cru voir ma petite sœur ! J’ai même pensé que c’était elle qui s’était déguisée ! J’ai voulu chasser cette idée de mon esprit, mais elle avait dû mettre le pied dans la porte. Je me suis raisonné. C’est juste que ce petit bonhomme avait le même genre de sourire débordant de gentillesse.

« Allons, Norbert, à quoi avez-vous pensé dès que vous m’avez vu ?

– À un tour de magie. »

J’avais répondu sans réfléchir, du tac au tac. Il était ravi.

« Je suis prestidigitateur. »

Cette révélation m’a d’un coup libéré d’un grand poids. J’en aurais pleuré de gratitude. Tout, brusquement, me paraissait clair et joyeux, même le décor plutôt sombre du Malebranche et la rue où la pluie s’obstinait.

« Ça ne m’ôte pas la faculté de m’étonner », a repris mon interlocuteur. « Ce bout de papier m’a causé une surprise bien plaisante.

– Et mon nom à moi, vous l’avez lu où ?

– Sur votre carte d’identité scolaire. Autre sujet d’étonnement. Vous ne devriez pas être en cours, en ce moment ? L’année du bac ? Je vous taquine, excusez-moi. Vous reprenez quelque chose ?

– Ça me gêne. Vous avez dû voir que je n’avais pas beaucoup d’argent.

– Cinq francs trente-cinq, si je ne me trompe. Mais ne soyez pas gêné. Je vous suis redevable d’une séance d’entraînement sur un sujet de choix. Vous n’êtes pas un terrain très facile, vous savez. Vous vous tenez sur vos gardes.

– Pas assez, on dirait.

– Ça... »

Il a eu un geste satisfait de la main. J’ai compris alors à quel point ses petits doigts l’avantageaient dans son métier, si c’en était un. Je me suis laissé inviter, et j’ai pris un deuxième demi.

« Comme vous êtes majeur... » il a blagué. « Enfin, je ne voudrais pas vous pousser à l’ivresse. Nous nous en tiendrons là. Ainsi, l’on vous guide dans vos lectures ? »

J’ai hésité. Je commençais à le trouver trop intrusif. Qu’il me fasse les poches, passe encore, mais je n’ai pas voulu lui parler de Rémi. Alors c’est moi qui ai demandé :

« Vous le connaissez, vous, ce poète ?

– Forcément, je me suis intéressé à mon homonyme. La personne qui vous l’a conseillé a bon goût. »

Il revenait à la charge. Ça m’a rappelé un détail.

« Pourquoi vous m’avez traité de pigeon, tout à l’heure ? Ce n’est pas très courtois. »

Manifestement, il attendait ma question, et ses yeux se sont mis à pétiller de plus belle.

« Je voulais vous tester.

– Et le résultat ?

– Bien. Très bien. »

Il a fini sa tasse et s’est levé.

« Mercredi prochain, même heure, ici ? J’aurai une proposition à vous faire. »

J’ai à peine eu le temps de lui donner mon accord. Déjà, il franchissait la porte et redescendait la rue, protégé par sa coupole portative.

Voilà comment j’ai rencontré Jules Laforgue.

 

(À suivre.)

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