Beau temps pour la vermine, 40

Publié le par Louis Racine

Beau temps pour la vermine, 40Beau temps pour la vermine, 40

(Où Abderrahman regarde par un trou de serrure.)

        La maison lui parut luxueuse. C’était un haut bâtiment de briques en retrait de la rue, avec un terrain arboré, un large portail de lattes blanches donnant sur une allée gravillonnée qui menait au garage, et un portillon métallique, abrité par un genre de toit minuscule. Un perron, une marquise, des fenêtres à petits carreaux, et, de part et d’autre de l’escalier, deux grandes vasques remplies de fleurs.

        Ils sonnèrent. Une ombre parut à la fenêtre et le portillon s’ouvrit, commandé à distance. Ils suivirent un étroit chemin dallé qui longeait l’allée principale, et se retrouvèrent au pied de l’escalier. L’ombre qu’ils avaient aperçue derrière la fenêtre avait disparu. Ils gravirent les marches en se regardant. L’air était encore doux. Il y flottait comme des odeurs de cimetière, à cause des fleurs.

        C’est Belqadi en personne qui vint leur ouvrir. Toujours aussi affable et souriant. Il fumait un fin cigare très élégant qui fit envie à Abderrahman.

        – Bonsoir, chers amis. Donnez-vous la peine d’entrer. Nos hôtes ne vont pas tarder.

        – Ils sont absents ? s’étonna Paula.

        – Ils avaient des courses à faire. Ils partent après-demain, vous comprenez. Ils m’ont chargé, au cas où vous arriveriez avant leur retour, de vous faire visiter la maison. Si vous voulez bien me suivre...

        Ils n’avaient pas prévu ça, mais pourquoi refuser ? Ils suivirent donc Belqadi.

        La maison était encore plus grande qu’il y paraissait de la rue. L’entrée donnait sur un large corridor que prolongeait un couloir desservant deux séries de pièces, celle de gauche par de simples portes, l’autre par des portes-fenêtres à deux battants, et débouchant sur un vaste salon, qui s’augmentait d’une véranda. Cette véranda revenait le long des pièces de droite, garnies sur ce côté de panneaux vitrés coulissants, devant lesquels étaient tendus d’épais rideaux, qui la leur avaient masquée à l’aller. Dans la journée, une fois les rideaux tirés, ces pièces devaient ressembler à l’intérieur du soleil. Abderrahman imaginait sans peine le moindre rayon de lumière multiplié par les vitres, par le parquet jaune ciré. Drôle de maison, se disait-il, impression que renforçait l’absence presque totale de mobilier. Il avait l’habitude des intérieurs peu encombrés, chez lui, au Maroc, on savait se contenter dans chaque pièce de deux banquettes en angle et d’un plateau sur pieds, mais ça n’empêchait pas le confort. Dans cette maison conçue pour des Européens, le vide avait quelque chose d’angoissant. Pas un coussin, pas un tapis. L’immense véranda donnait le frisson, rien qu’à en considérer le carrelage bleuâtre et nu.

        Clotilde semblait partager son malaise. À un moment, comme ils revenaient dans le corridor, elle lui adressa un regard anxieux. Il voulut se rapprocher d’elle pour la réconforter, mais Belqadi les entraînait vers un second salon, beaucoup plus accueillant que le reste de la maison. C’était là, sans doute, que se tenaient habituellement les propriétaires. On y trouvait des fauteuils, un bar, un poste de télévision, et une bibliothèque. Abderrahman remarqua aussi, avec un certain amusement, un ’oud typiquement marocain. Bien sûr c’était curieux d’avoir choisi comme salle de séjour cette pièce éloignée du jardin, et plutôt sombre, mais peut-être qu’elle était la plus chaude l’hiver.

        – Asseyons-nous un instant, dit Belqadi. Nous verrons l’étage plus tard. Je suis autorisé à vous servir à boire si vous le désirez. Mes hôtes avaient prévu un léger retard. C’est qu’il y a tant à faire quand on part en vacances. Et l’afflux des touristes en cette saison compense largement l’exode des Parisiens. Ils auront été pris dans les embouteillages.

        Belqadi parlait vraiment bien, c’était un plaisir de l’entendre. Abderrahman s’attendait à lire un jugement identique dans les yeux de Clotilde, mais de nouveau il fut frappé par l’expression apeurée de son regard. Elle était épuisée, et ce décor lui tapait sur les nerfs. Il faudrait qu’elle s’y fasse, pourtant. Ils n’avaient pas le choix.

        – Tu veux boire quelque chose, ma chérie ? lui demanda-t-il d’une voix douce.

        Il tenait à lui montrer qu’il comprenait son trouble, et qu’elle pouvait compter sur lui pour l’aider à s’acclimater.

        – Bonne idée, dit-elle.

        Et elle s’assit.

        Son ton enjoué le surprit. Il prit le fauteuil juste en face.

        Belqadi avait commencé à officier, entrechoquant les bouteilles et les verres, parfaitement à l’aise dans son rôle d’intermédiaire-sauveteur-parasite. Brusquement le téléphone sonna.

        – Excusez-moi un instant.

        Pendant qu’il allait répondre, Clotilde se pencha en avant, et du plat de la main se mit à lisser son collant sur sa cheville, tout en chuchotant :

        – Abder, tu m’entends ?

        – Oui.

        – Regarde ailleurs. Il y a un problème.

        Abderrahman jeta un coup d’œil en direction du téléphone. Belqadi les observait. Mais Clotilde lui tournait le dos.

        – J’ai peur, continua-t-elle. Cette maison ne me semble pas sûre. Mais je me trompe peut-être. Il faudrait vérifier quelque chose. Tu m’entends toujours ?

        Les yeux au plafond, Abderrahman fit oui de la tête.

        – Quand on visitera l’étage, regarde bien si tu vois un canapé rouge. Vraiment rouge. Recouvert d’un tissu genre alcantara.

        Il fronça les sourcils pour montrer qu’il n’avait pas compris ce dernier mot.

        – Un canapé rouge. Si tu le vois, tu me le dis tout de suite.

        Discrètement, il tourna la paume de sa main droite vers le haut, ce qui voulait dire : pourquoi ? Mais à ce moment Belqadi raccrocha et revint vers eux.

        – C’étaient mes amis. Ils sont sincèrement désolés, ils ont été retardés et ne seront pas ici avant une heure. Ils vous supplient de leur pardonner. Ils disent que vous ferez sûrement l’affaire, mais que vous auriez des raisons de vous rétracter après ce qui s’est passé.

        – Ce n’est pas grave, dit Abderrahman.

        Il pensait à Gérard et Paula qui attendaient dans la voiture. Comment les prévenir ?

        – Dans ce cas, dit Clotilde, visitons le reste de la maison maintenant.

        Belqadi les précéda dans l’escalier. L’étage comprenait de nombreuses chambres, presque vides, comme on pouvait s’y attendre, et distribuées autour d’un immense palier éclairé d’en haut par une verrière circulaire. L’architecte avait manifestement la passion du verre. Par les chambres donnant sur le parc, on accédait à un balcon en L surplombant le toit de la véranda. Vue de ce balcon, et entourée de toute cette végétation, la maison paraissait presque irréelle. Vers l'ouest, au-dessus du gris bleuté des arbres, le ciel commençait à rosir.

        Ils rentrèrent. Plusieurs des chambres avaient leur propre cabinet de toilette. Abderrahman regardait partout, sans voir le moindre canapé rouge recouvert de tissu genre machin. C’était peut-être une illusion, mais Clotilde lui semblait plus rassurée que tout à l’heure. Les flots de lumière qui s’attardaient dans la maison atténuaient ce que ces pièces vides pouvaient avoir de sinistre. Abderrahman remarqua une plante verte dans un coin, isolée, incongrue. En s’approchant, il constata qu’elle était factice.

        Et brusquement, tout le décor lui apparut comme un énorme mensonge. Heureusement qu’il n’avait pas eu cette impression plus tôt, car il ne l’aurait pas supportée. Maintenant, sous la verrière aux joues dorées par les rayons obliques du soleil, cette supercherie lui causait plus de dégoût que d’inquiétude. Les propriétaires devaient être de ces nouveaux riches qui se ruinent dans l’achat d’une maison classe mais qui n’ont rien pour mettre dedans, ou de ces héritiers fauchés qui vendent les meubles pour payer les droits de succession. Satisfait de sa science et de son analyse, Abderrahman rejoignit les autres. Belqadi était en train d’exposer à Clotilde les avantages du parquet ciré sur la moquette.

        – Contrairement à l’idée reçue, c’est plus facile d’entretien. Surtout avec la femme de ménage qu’ils ont. Elle fait son possible, mais de nos jours, vous le savez comme moi, il ne faut pas être trop difficile. Bien. Nous avons terminé en haut. Désirez-vous revoir quelque chose ? Ou bien descendons-nous ?

        – Et cette porte juste devant nous ? dit Clotilde.

 

(À suivre.)

Précédemment :

Chapitre 1er

Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres.

Chapitre 2

Où le fugitif reçoit une aide miraculeuse, mais tout aussi fugitive.

 Chapitre 3

Où les sauveurs deviennent persécuteurs.

Chapitre 4

Où les issues deviennent des impasses, et inversement.

Chapitre 5

Où Abderrahman se reçoit mal.

Chapitre 6

Où Abderrahman est bien reçu.

Chapitre 7

Où Abderrahman change de résidence.

Chapitre 8

Où la température monte de quelques degrés.

Chapitre 9

Où Abderrahman fait l’expérience du vide.

Chapitre 10

Où l’on apprend enfin des nouvelles de Clotilde.

Chapitre 11

Où Abderrahman se heurte à une barrière linguistique.

Chapitre 12

Où Abderrahman se laisse guider par une jolie écriture.

Chapitre 13

Où Abderrahman se lève tard.

Chapitre 14

Où Abderrahman se lève tôt.

Chapitre 15

Où Abderrahman rencontre un nouvel allié, et un nouvel obstacle.

Chapitre 16

Où Abderrahman pratique en rêve un sport inédit.

Chapitre 17

Où l’on fait la connaissance du grand Albert.

Chapitre 18

Où se commettent des excès de vitesse.

Chapitre 19

Où se produisent d’émouvantes retrouvailles, et d’autres qui le sont moins.

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