Beau temps pour la vermine, 30

Publié le par Louis Racine

Beau temps pour la vermine, 30Beau temps pour la vermine, 30

(Où Abderrahman découvre un nouvel allié, et un nouvel obstacle.)

        Le verdict était tombé. Il n’y avait plus d’espoir.

        – Tu crois ? demanda-t-il quand même.

        C’était ça ou craquer. Gérard lui entoura les épaules de son long bras de chimpanzé.

        – T’en fais pas, on trouvera. Paula s’y connaît. Moi aussi, un peu. On lui fera passer des trucs qui la secoueront juste le temps de se tirer.

        – C’est con, putain !

        Il n’osait même plus la regarder.

        – Comme tu dis. Mais rien n’est perdu. Maintenant il faut que tu y ailles. Moi, pour donner le change, je vais monter avec elle, j’attendrai encore un peu, et puis je redescendrai dans la rue. N’oublie pas de refermer le verrou. Allez, Abder, faut pas traîner. Fais gaffe tout de même.

        Il se dégagea.

        – Merci, Gérard. Sois prudent toi aussi.

        – T’inquiète.

        Le moment qu’il redoutait tant était arrivé. Il allait devoir se séparer à nouveau de Clotilde. Impossible de faire autrement. Il lui prit les mains, qu’il pressa contre ses lèvres, osant affronter une dernière fois le scandaleux spectacle de son visage inexpressif. Puis Gérard l’emmena, et Abderrahman verrouilla la porte derrière eux. Il les entendit longer le couloir et monter l’escalier. Alors il traversa la pièce, enjamba l’appui de la fenêtre et se laissa glisser sur la verrière trempée de soleil, puis dans la cour-dépotoir. Il grimpa sur le toit du garage et redescendit de l’autre côté, dans la cour de l’autre immeuble. De là, il gagna la rue parallèle où Paula l’attendait, dans la voiture de Gérard. Il s’installa à côté d’elle et elle démarra. Ils ne parlèrent pas. C’était inutile, et Abderrahman avait mal à la gorge. Paula regardait devant elle, elle conduisait.

        Au bout de la rue, elle s’arrêta, mais laissa le moteur tourner. Ils attendirent. Quelques minutes plus tard ils virent Gérard tourner le coin et marcher vers eux. Il était encore plus laid quand il marchait, à cause de ses longs bras qui lui battaient les cuisses.

        – Où on va ? demanda-t-il.

        – Chez toi, dit Paula.

        – OK. Tu veux que je conduise ?

        – Ça ira.

        Il s’assit à l’arrière, au milieu de la banquette, et tendit le cou, les bras repliés et posés derrière leurs têtes. Abderrahman sentait son souffle sur son oreille.

        Ils roulèrent une demi-heure dans des quartiers déserts. Partout des monceaux d’ordures.

        – C’est demain qu’ils commencent le grand nettoyage, dit Gérard.

        Puis il se tut.

        On arriva près d’un square cerné de grilles contre lesquelles s’entassaient des sacs-poubelles, jusqu’à hauteur d’homme.

        – Ils n’ont quand même pas rempli le square, dit Gérard. Dans d’autres quartiers, ils ne se sont pas gênés. Comme à Londres, la dernière fois que j’y étais. Impressionnant.

        Ils étaient arrivés. Abderrahman descendit, se redressa lentement. La tête lui tournait. Il s’appuya des deux mains contre un arbre et essaya de vomir. Mais il n’arriva même pas à roter.

        – J’en ai marre, dit-il entre ses dents.

        Gérard et Paula l’entraînèrent dans l’entrée d’un immeuble plutôt chic. La fraîcheur et la propreté du lieu le ranimèrent.

        – Tu verras, Abder, dit Gérard pendant qu’ils attendaient l’ascenseur, on la tirera de là. On est trois, mon vieux. Quatre en comptant Mériem. Et on n’a pas dit notre dernier mot.

        En se forçant, Abderrahman réussit à lui sourire. Pour le remercier de sa gentillesse.

 

 

16.

Où Abderrahman pratique en rêve un sport inédit.

 

Gérard avait d’autres qualités. Par exemple, il était intelligent. Or Abderrahman aimait l’intelligence, la vraie, celle qui est communicative, presque.

        Et comme Paula elle aussi était intelligente, à tous les trois, ce soir-là, en discutant, et malgré la migraine d’Abderrahman, ils allaient peut-être y voir plus clair.

        Pour commencer, Gérard lui demanda de tout lui raconter depuis le début.

        – Parce que je t’avouerai que, pour l’instant, je nage un peu.

        Abderrahman était maintenant habitué à débiter son histoire, elle lui paraissait de moins en moins réelle. Mais il souffrait de plus en plus. La détresse lui tordait le ventre comme de l’électricité.

        Gérard écoutait attentivement, protégeant son verre de ses mains, posant parfois une question pour se faire préciser un détail. Le récit terminé, il but la moitié de sa bière à la cerise et bourra sa pipe.

        L’affaire était complexe.

        – Tu comprends, Abder, il y a trop de choses qui nous échappent. Premièrement, qui sont tes ennemis ? Tu en as de deux sortes, au moins. Ce type qui s’est fait descendre sous tes yeux, sans jeu de mots, pour qui travaillait-il ? Qu’est-ce qu’il te voulait exactement ?

        – Le fric, tiens, dit Paula.

        – Admettons, mais ce n’est qu’une hypothèse. Et l’autre, le gros dur, qui est-ce ?

        – Moi, dit Abderrahman, je crois que si quelqu’un connaît la réponse à toutes ces questions, c’est Majid.

        – Probable, dit Gérard. Revenons à ce cambriolage. Ali dit que la mère Rossignol est riche à millions. Par conséquent l’opération devait vous rapporter beaucoup plus que ce que Majid t’avait dit.

        – Il m’a roulé.

        – Oui. Mais pourquoi deviez-vous aller ensuite au Canari ? Sans doute parce que Lahcen était lui aussi dans le coup.

        – Majid voulait peut-être partager avec lui la plus grande partie du butin, dit Paula.

        – D’accord. C’est donc Majid qui aurait tué Lahcen, pour ne plus avoir à partager.

        – Parce que d’après toi, Majid avait déjà piqué le fric ? Quand ?

        – Il n’a pas pu passer avant moi, dit Abderrahman, les flics le surveillaient.

        – Alors voilà, dit Gérard. C’est ça qui me titille. C’est cette apparition de Majid filé par Vasseur. D’après Abder, il se savait suivi. Pourquoi a-t-il guidé ce flic jusqu’au café ?

        – Pour mettre Abderrahman en garde.

        – Après avoir voulu le rouler ?

        Ils se turent un moment tous les trois. Puis Gérard alla chercher d’autres bières.

        – Non, ça ne tient pas debout, dit-il en revenant. Tant pis, on verra plus tard. Les sujets de réflexion ne manquent pas. Tiens, j’en ai un à te soumettre, Abder. Comment tes ennemis ont-ils pu te retrouver si vite ?

        Abderrahman avala péniblement sa salive.

        – Quelqu’un m’a dénoncé.

        – Qui ?

        – Je ne sais pas.

        – Tu n’as pas une petite idée ?

        – Ça peut être n’importe qui. Les épiciers, le type de la sécu, un voisin. N’importe qui.

        – Même Ali ?

        Il avait beau s’y être préparé, la question lui fit mal.

        – Excuse-moi, Abder, mais il ne faut négliger aucune piste. Es-tu vraiment sûr de ton ami ?

        Évidemment qu’il était sûr de son ami, de son seul ami, presque ! Ce n’est pas parce qu’il avait douté de lui dans un moment de fatigue qu’il allait donner raison à ce type affreux et qui puait la bière. Il ne fallait pas lui demander de s’interroger davantage sur Ali. D’accord, il y avait cette absence étonnante. Mais les Lahoucine avaient trouvé l’explication : Ali était allé chercher son parent à la gare.

        – Ali n’est pas un traître, dit-il d’une voix qui tremblait à peine.

        – Et côté Plonquitte ?

        – Pas de problème.

        Gérard ralluma sa pipe.

        – Bizarre, tout ça.

        Abderrahman eut un petit rire nerveux. L’étau commençait à se desserrer autour de son crâne. Il redemanderait quand même une aspirine dans la soirée.

        C’est Paula qui la lui donna avant de partir, et elle ajouta une gélule rose et blanche.

        – Qu’est-ce que c’est ?

        – Un calmant, tu dormiras mieux.

        Mais Abderrahman repoussa le poison avec horreur.

        – C’est de la drogue, Paula.

        Elle haussa ses fins sourcils cuivrés.

        – Je ne voulais pas te faire de peine. Mais si jamais tu as du mal à dormir, ça t’aidera. Et c’est sans danger, je t’assure.

        Il saisit précautionneusement l’objet entre le pouce et l’index, l’examina pendant quelques secondes, avec une méfiance mêlée de dégoût, et l’enfouit dans sa poche.

        – Merci, j’y penserai.

 

(À suivre.)

Précédemment :

Chapitre 1er

Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres.

Chapitre 2

Où le fugitif reçoit une aide miraculeuse, mais tout aussi fugitive.

 Chapitre 3

Où les sauveurs deviennent persécuteurs.

Chapitre 4

Où les issues deviennent des impasses, et inversement.

Chapitre 5

Où Abderrahman se reçoit mal.

Chapitre 6

Où Abderrahman est bien reçu.

Chapitre 7

Où Abderrahman change de résidence.

Chapitre 8

Où la température monte de quelques degrés.

Chapitre 9

Où Abderrahman fait l’expérience du vide.

Chapitre 10

Où l’on apprend enfin des nouvelles de Clotilde.

Chapitre 11

Où Abderrahman se heurte à une barrière linguistique.

Chapitre 12

Où Abderrahman se laisse guider par une jolie écriture.

Chapitre 13

Où Abderrahman se lève tard.

Chapitre 14

Où Abderrahman se lève tôt.

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