Beau temps pour la vermine, 28
(Où Abderrahman se lève tôt.)
Quand il se réveilla, le lendemain matin, il vit qu’il avait commencé à agir en dormant. Les draps étaient rassemblés en boule sur le parquet, au pied du lit. Il avait tellement remué, crié et transpiré dans son sommeil que finalement Paula avait dû trouver le canapé très confortable.
Il se prit la tête à deux mains. Que je suis con de boire tant ! À partir de maintenant, plus une goutte d’alcool, ou c’est le déshonneur.
Il se leva et marcha vers la fenêtre. Sept heures à peine. Pas de danger que Clotilde soit déjà au travail. Combien de clients avait-elle fait depuis que... ? Il réprima un haut-le-cœur.
Non, ni elle ni la grosse Paquita ni aucune autre n’était là. Il ouvrit la fenêtre, et l’air de la rue envahit la chambre, accompagné d’une puanteur apocalyptique. Une belle journée commençait pour la vermine.
Un mouvement dans le salon attira son attention. Il entra. Paula dormait encore. Le courant d’air avait dérangé quelques feuillets de son dernier roman, certains étaient tombés sur le tapis. Il les remit en place dans leur chemise, dont il rabattit la couverture. Un titre y était inscrit au feutre violet : Aventure à Macassar.
À part ce titre, et une phrase l’autre nuit, il ne connaissait rien de l’œuvre de Paula. Il n’osa pas toucher davantage à ses papiers, mais il devait y avoir de ses livres précédents sur les étagères de la bibliothèque.
Il fut déçu de ne trouver nulle part le nom de Paula Masurier. Il fallait se rendre à l’évidence : peut-être bien qu’elle écrivait des livres, mais ces livres n’étaient pas édités. Il savait que ce n’était pas facile.
Il contempla la jeune femme endormie. Il était triste pour elle, mais en même temps il n’arrivait pas à comprendre qu’elle puisse s’obstiner à écrire des livres qui n’en seraient, n’en étaient pas vraiment. Il s’assit au bureau, un peu comme si l’espèce de pitié qu’il éprouvait lui avait donné des droits. Il écouta un moment la respiration de Paula. Puis il rouvrit la chemise et commença à lire.
Passé les cinq premières pages, qui lui demandèrent un effort considérable, il fut emporté. Il lut d’une traite la moitié du paquet, captivé, heureux, haletant presque. Il ne se rendit pas vraiment compte que Paula s’était levée et se tenait debout derrière lui, les mains posées sur ses épaules. Quand enfin il se laissa distraire par son parfum miellé, il leva vers elle des yeux enthousiastes.
– C’est formidable, Paula. C’est toi qui as écrit ça ?
Elle éclata d’un rire étrange.
– Tant mieux si ça te plaît, Abderrahman, mais franchement, ce n’est pas de la littérature.
Il la crut de mauvaise foi. Plus encore peut-être que par le roman de Paula, il était émerveillé par sa propre puissance de lecture : près de cent pages d’affilée ! Lui ! Et il aurait admis qu’on invalide cette performance historique !
– J’ai jamais rien lu de si beau, je te jure. Je suis sûr qu’ils vont te le prendre, celui-là.
Elle soupira.
– Moi aussi, ne t’en fais pas.
– Et les premiers ? Pourquoi ils n’en ont pas voulu ?
– Mais ils en ont voulu, Abderrahman. Regarde, il y en a plein ce rayon.
Alors il découvrit avec ravissement que, comme beaucoup de personnes célèbres, Paula Masurier avait un pseudonyme.
– Joanna Simpson, déchiffra-t-il. C’est chic, hein ?
– On dirait que c’est toi qui l’as inventé, répondit-elle en riant.
– Si j’avais su ! J’aurais lu tes livres, au lieu de picoler.
– L’un n’empêche pas l’autre.
– Qu’est-ce qu’il y a, Paula ? Tu n’as pas l’air contente.
Il n’arrivait plus à mettre au compte de la fausse modestie cette gêne qui encombrait son visage.
– Bon, écoute, Abderrahman, je nous fais du café, des crêpes, et je te raconte ma vie. Ensuite on n’en parle plus, et je te dis pour Clotilde. J’ai une idée. Il y a quand même des choses qui comptent plus dans la vie que les désillusions d’une petite provinciale.
Elle se détourna, mais il avait eu le temps de voir son menton se plisser, et des larmes affluer à ses yeux.
Il se sentait désemparé, incapable de remédier à cette tristesse dont il ne comprenait pas la cause. Il jugea préférable de laisser Paula tranquille, et regagna la chambre, où il fuma coup sur coup deux cigarettes, l’imagination toute pleine encore de la fabuleuse aventure d’Aurélie et Doug en Indonésie. Doug et Chambers arriveraient-il à temps pour empêcher les nationalistes de mettre leur horrible menace à exécution ?
Vraiment, il admirait Paula. Où allait-elle chercher toutes ces idées ? Mystère absolu. Il était curieux de savoir ce qu’elle avait imaginé pour Clotilde.
Elle lui cria que c’était prêt, et il la rejoignit. Elle avait retrouvé son visage de jolie femme pas compliquée. La crise était passée. Pendant qu’ils mangeaient leurs crêpes tartinées de confiture de melon, elle lui apprit, d’un ton presque enjoué, qu’elle était originaire du Puy-de-Dôme (il avait un cousin à Clermont-Ferrand), que ses succès scolaires avaient renforcé chez ses parents la conviction acquise dès sa naissance qu’elle devait monter à Paris, qu’elle y avait fait de brillantes études, si brillantes même qu’elle avait failli devenir professeur de français, mais qu’un jour, sur un coup de tête, elle avait tout laissé tomber, que pour gagner sa vie elle s’était mise à écrire des romans à l’eau de rose, sans renoncer pour autant à publier un jour des textes plus dignes d’elle, auxquelles elle travaillait d’ailleurs assidûment, mais qu’elle se refusait encore à montrer.
Maintenant, c’est Abderrahman qui ressentait de l’amertume. Il ne pouvait s’empêcher de se reconnaître dans Paula. Comme elle il était déchiré entre ses illusions et la réalité. Paula était un écrivain raté, il avait raté sa carrière sportive. Elle avait honte de ce qu’elle écrivait, et se consolait par de vaines rêveries. Et lui, il savait pertinemment que son père n’avait pas été fait prisonnier par le Polisario au cours d’une action héroïque, mais qu’au mieux il avait déserté, au pire avait rallié le camp ennemi. Il le savait, mais il espérait encore un démenti. C’était absurde.
Monsieur Rmili ne lui avait jamais parlé de son père, puisque c’était un sujet tabou, mais curieusement c’est à l’époque où la nouvelle avait commencé à se propager dans El Jadida, bien avant la confirmation officielle, qu’il lui avait fait comprendre que pour les entraînements, ce n’était plus la peine. Monsieur Rmili n’avait rien d’un salaud, et il aimait suffisamment le père d’Abderrahman pour lui pardonner d’avoir été tué par des balles marocaines. Il se rendait simplement compte que son fils ne pourrait plus jamais rien faire de grand. Alors il avait parlé de ce manque de combativité. Le mot était malheureux, mais monsieur Rmili aussi. Abderrahman ne lui en voulait pas.
Il n’en voulait pas non plus à son père. Au contraire, il lui donnait raison. Comme disait Driss, le boucher, quel intérêt de mourir pour du sable ? Et beaucoup de soldats pensaient la même chose. Oui, il approuvait son père. D’avoir déserté, pas d’avoir rejoint l’ennemi, mais ça c’était de la propagande. Dans toutes les guerres les plus nobles il y a des traîtres, mais des déserteurs proprement dits dans l’armée marocaine, ça non, ce n’était pas possible.
Finalement, lui, Abderrahman, à côté de son père, il ne méritait aucune considération.
Mais il se rattraperait. Il leur en ferait voir, à tous ces chiens vérolés ! Sûr et certain !
Précédemment :
Où l’on fait la connaissance d’Abderrahman, d’Ali et de quelques autres. |
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Où le fugitif reçoit une aide miraculeuse, mais tout aussi fugitive. |
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Où les sauveurs deviennent persécuteurs. |
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Où les issues deviennent des impasses, et inversement. |
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Où Abderrahman se reçoit mal. |
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Où Abderrahman est bien reçu. |
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Où Abderrahman change de résidence. |
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Où la température monte de quelques degrés. |
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Où Abderrahman fait l’expérience du vide. |
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Où l’on apprend enfin des nouvelles de Clotilde. |
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Où Abderrahman se heurte à une barrière linguistique. |
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Où Abderrahman se laisse guider par une jolie écriture. |
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Où Abderrahman se lève tard. |