Jadis éternel, 6

Publié le par Louis Racine

Jadis éternel, 6

Ah ! prince, comme je frissonne à la perspective de narrer nos retrouvailles ! Car la personne que je vis en face de moi quand enfin notre maîtresse partagée daigna faire les présentations, c’était – pardonnez-moi – l’épouvantail de Hjerkinn !

Sans sa robe, il est vrai, et, je dirais, habillé simplement mais avec élégance. Les techniciens d’Osman n’y avaient pas mis la main.

Notre hôtesse – la scène se passait dans son salon, comme elle l’avait fort civilement proposé – était elle-même renversée d’émotion. Comment ! ses invités se connaissaient ! Et elle avait ignoré ce point capital ! Ils n’étaient pas d’abord en très bons termes, mais se sépareraient bons camarades ! Désormais elle se vanterait à la moindre occasion de savoir favoriser les rapprochements improbables, raccommoder les amitiés défaites, réconcilier les ennemis !

Elle feindrait d’ignorer le rôle déterminant de la princesse. Sans elle, pas de rabibochage ! Mais laissez-moi raconter les choses comme je les ai gardées en mémoire.

J’arrive. Premier choc, la maîtresse de maison reçoit en déshabillé de dentelle. Second choc, j’aperçois à l’arrière-plan, mollement allongée sur le canapé, la femme de ma vie.

Mon sang se glace ; l’instant d’après je me sens traversé par des milliers d’infimes fléchettes. Encore à ce moment, ce satané piège, je ne lévente pas. Inconscient, sonné, groggy, dédaignant l’hôtesse si accorte, si gironde, j’avance – je me vois avancer – vers ma chère Zoé ! Mêmes traits, même corps ! Mais alors s’interpose l’envoyé d’Osman, la robe jaune 580 en moins, et à la place un complet gris perle de chez Dragomir.

« Non !

– Si ! »

J’avance encore. Zoé n’est pas Zoé ; c’est la princesse ! Ressemblance étonnante ! Et moi, incroyablement sans-gêne, à l’égard de cette grande dame comme de son mari : « Capucine, pas vrai ? »

On me sait le fils de mon père, et l’on craint Osman. On ne se formalise donc pas exagérément de la liberté. Trois secondes après, tout le monde est à poil. Hélas ! je dois me laisser faire – me laisser agir, me laisser subir. Je n’ai pas renoncé à mon objectif !

Ainsi me trouvai-je derechef en présence de ce prince jadis envoyé à Hjerkinn par l’administration. Elle cherchait alors à m’intimider. Leffet n’atteignit pas ses espérances. Mais de le voir côte à côte dans ce salon avec le sosie de Zoé me ramena instantanément des mois en arrière. Il me sembla saisir comme la chaîne secrète liant entre eux les événements passés et à venir, comme si la recherche de ce trésor littéraire, de ce livre de sagesse tant vanté par mon assistante  avait été inscrite dès Hjerkinn dans ma destinée. Encore fallait-il comprendre la raison profonde de certaines relations, de certains échos.

Alternative affolante ! Zoé avait-elle servi de modèle à la princesse ? La princesse avait-elle fourni le patron de Zoé ? Imaginez-moi, étreint, pressé, pétri, massé, façonné, modelé, laminé, enfilé, engainé, léché, tété, mâché, avalé, recraché, repeint, arpenté, foulé, piétiné, broyé, gommé par endroits, biffé, redessiné, retaillé, vidé, rempli, crevé, éventré, éviscéré, regarni, dédoré, rétamé, récrit, raccommodé à l’envi par mes trois partenaires, mais bien davantage encore par l’angoisse, et par cette hypothèse accablante : Wilkiewicz ! Bon sang ! Et si personne de notre aimable bande n’avait été réel, concret, fait de chair et d’os ? Des âmes en peine, voilà ! Vaines, tellement vaines !

Je me repris (comme ils me reprenaient allégrement) : étais-je fondé à récriminer ? Me devait-on tant d’égards ? On m’avait comblé en me présentant mon idole, et moi, ingrat, je chicanais. Espérais-je donc voir se matérialiser le sentiment même ?

Contente-toi de ces corps. Ils sont parfaits ! Dessinés par Wilkiewicz ! Regarde-toi ! Ton corps à toi ne te satisfait pas ? (J’avais démaigri.) Il sort de la même forge !

Dans ces cas-là, moi, je préfère m’endormir. Je me réveillai à ma table de travail. Elle était mi-jonchée, mi-hérissée de cannettes de bière vides. Par la fenêtre, j’apercevais la Y-Tower. J’étais donc à New-York, pendant l’ère A3 ? Impossible ! Je me rendormis.

À mon réveil, je vis mon assistante. Bon. Elle parlait à voix très basse, ça semblait important, primordial, fondamental, cardinal, essentiel. Ça devait me redresser sans appel, tel un bon coup de pied dans le derrière. Je tendis l’oreille. Rien de clair. Son visage commençait à s’effacer. Je me rendormis.

Troisième tentative : cette fois, j’étais dans la salle Bartholomae – rebaptisée salle Wilkiewicz –, mais à la périphérie. Le foyer de cet immense cercle était éclairé par trois rayons convergents, comme provenant de trois soleils. À travers la verrière, ils frappaient trois coffres de cristal disposés en triangle. Chacun contenait un livre. Les trois livres étaient de tailles variées, reliés dans des matières différentes et orientés selon des angles divers. Je m’approchais, le décor se volatilisait, j’étais comme précédemment assis devant mon écritoire, et – ça me revient – très assoiffé, incapable de me rendormir. Je me levais, entreprenais de traverser la pièce, dont j’atteignais bientôt le centre ; elle se mettait alors à pivoter, lentement, moins lentement, vite, très vite, l’accélération était telle que l’ensemble décollait, s’élevait, étrange machine m’ayant pour axe. Moi, stoïque, je voyais le monde s’éloigner, rapetisser, l’hélice dont je formais le centre vrombissait, ce vrombissement devenait ronronnement, me berçait, je me rendormais.

Zak, friand de ce genre de récit, et versé dans l’analyse des rêves, interpréta le mien, entendez : cette brève série de micro-rêves. Il me le fit noter par écrit. Par chance, je venais d’apprendre à tracer mes lettres. Mon texte entre les mains, il le regarda attentivement, me fit compliment de mon orthographe (je n’osai protester, mais c’était idiot comme compliment : j’ai été très bien préparé, point), et, se renversant en arrière avec son air condescendant :

« Marrant ! On croirait lire ces conneries d’avant la scission !

– On n’écrivait pas, avant la scission.

– Détrompe-toi ! On a énormément écrit. Il n’en reste rien.

– Rien ? Alors comment...

– Comment je connais ? Je vais te le dire. Mais promets-moi de ne jamais le révéler à personne. »

On verra si je tins ma promesse.

 

(À suivre.)

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