Jadis éternel, 4

Publié le par Louis Racine

Jadis éternel, 4

Cette histoire m’a longtemps poursuivi. Je dînais récemment avec un ex-magasinier devenu évêque puis, à l’extinction de cette fonction, premier secrétaire du syndicat des wagonneurs [1]. La conversation s’épuisait (même plus de blagues anti-Marcel à raconter, depuis le nouvel établissement), je cherchais l’inspiration en regardant discrètement autour de nous, quand je vis un trio de charmantes jeunes filles, des étudiantes, qui nous observaient, moi plus spécialement, en ricanant et en se poussant du coude. Nos regards se croisèrent. Ainsi encouragée, une des jeunes personnes se leva et vint vers nous.

« Vous êtes le bourreau de Brisbane ? »

Elle sentait le whisky. Cela expliquait son culot. Je déteste évidemment ce surnom. Mais la galanterie même.

« C’est bien moi. Vous voulez un autographe ? »

Je ne pouvais lui faire davantage plaisir. Triomphale, elle se retourna vers ses copines dépitées, puis se campa face à moi. Mon commensal affectait une indifférence tirant sur le dégoût.

Je plantai mes yeux dans ceux de la fille et lui donnai satisfaction. Elle fit une mignonne révérence qui faillit la précipiter parmi les tables et rejoignit ses copines, avec lesquelles elle allait pouvoir partager le faux souvenir d’une partie de jambes en l’air dont j’avais prolongé les préliminaires sans autre motivation que le plaisir d’agir à ma guise, n’en déplût au syndicaliste plus intéressé par le contenu de son assiette – un waterzooi de chimère – que par nos acrobaties mentales.

La scène ne sarrête pas là. Car, à peine la veinarde rassise, le trio éclata de rire et, me lançant des œillades : Arrêtez ! Arrêtez !

C’était criant de ressemblance. Je m’émerveille de la façon dont les légendes se transmettent et se propagent. Je plains cependant ces jeunes filles, surtout deux d’entre elles, frustrées au point de se contenter d’un faux souvenir partagé. Je les aurais volontiers servies directement, mais je suis limité comme tous ceux de mon espèce à un autographe par heure. Dans une prochaine ère, peut-être...

Un qui n’apprécia pas, mais alors pas du tout cette forme pourtant bien inoffensive de complicité, ce fut l’ancien maga. Lui aussi à coup sûr connaissait l’histoire ; il ne se fût pas risqué à l’évoquer. Prétextant un rendez-vous avec un rescapé de Winnipeg, il mit assez vite fin à notre dîner.

Quand je compare la vie actuelle à celle de l’établissement précédent, je me dis que l’écart s’est réduit entre ceux pour qui l’absorption de nourritures solides ou liquides avait toujours été source de plaisir et les gens comme nous. Je ne sais si c’est un progrès. Pourquoi nous a-t-on privés d’abord d’une volupté toute simple et sans conséquence, surtout pour nous qui savons régler nos désirs ? Notre waterzooi était certes délectable, mais je nous trouve quelque peu inconséquents de déplorer les aspirations des maga à se rapprocher de nous (pourquoi pas les Marcel ?) alors que seul un long combat, une lutte acharnée ont pu nous permettre de goûter certains de leurs privilèges. Je n’ignore pas que des lobbies s’en sont mêlés ; que Zak passe son temps (ce qui fait beaucoup !) à dénoncer l’hypocrisie de l’Administration, à côté de laquelle celle de votre serviteur est presque une vertu ; que le problème est donc complexe ; je sais aussi ce qu’on disait autrefois du nectar et de l’ambroisie ; bref, je suis un peu perdu ; moins toutefois que je le fus quand on nous réforma, et que tout mon désir désormais se concentra sur un seul objet.

J’y viendrai bientôt. Pour l’instant je quitte à peine Hjerkinn, sans avoir pu aimer Zoé comme elle le méritait, parce que sans doute je ne le méritais pas moi-même, sans avoir jamais pu ne fût-ce qu’imaginer son point de vue, à elle dont tout me prouvait qu’elle avait une âme. Je refuse de croire que ce que le brouillage me fit voir de moi ait eu le moindre rapport avec sa vision à elle. Ma seule ambition désormais serait de tenter cet impossible-là : tempérer mon atrocité par la révolte. Puisque je n’étais qu’illusion, que mon destin peut-être était de m’illusionner, je le ferais non en jouant le jeu, non, comme Zak ou, plus modestement, comme avec Zoé, en me jouant du jeu, mais en me rebellant.

C’était donner tête baissée dans le panneau. Mais aujourd’hui encore je ressens si fortement la vérité, la validité de mes idées que je suis bien obligé de leur rester fidèle, y compris quand je les trahis. C’est toujours à elles que je reviens. Elles sont mon seul moi, en quelque sorte, la seule lueur qui m’empêche de me fondre dans la noirceur universelle. Ainsi la flammèche que je suis croit s’apparenter aux galaxies. Navrant !

Le souvenir de Zoé – un vrai, celui-là ! – fut mon brandon. À peine libéré, dans les circonstances que l’on sait, et sur lesquelles je ne reviendrai que pour rectifier quelques inexactitudes, je demandai à rencontrer le chef de l’atelier de sculpture, un certain Wilkiewicz. J’appris plus tard qu’il était l’ami du styliste responsable de la fameuse tenue jaune 580. Ce Wilkiewicz se fit longuement flatter et prier avant d’avouer qu’il n’avait pas la moindre idée de ce que vivaient ses créatures, et qu’il ne s’en trouvait pas plus mal. J’en fus tellement scandalisé que je le giflai. C’est triste à dire, mais il suffit aujourd’hui que j’entende ce nom de Wilkiewicz (ou un autre qui lui ressemble, comme Witkiewicz, Wnekowicz, Wiszniewski, ou encore Witkowiak) pour que j’aie envie de tout casser. Heureusement que nous savons régler nos passions !

Comme promis, un mot sur ma libération – mais voyez comme je tarde à raconter ce moment, qui fut aussi celui de notre séparation ! – : naïf comme un centenaire, je demandai que Zoé fût autorisée à me suivre. « Qui ça ? » Bon, passons. Autre naïveté, j’avais craint qu’elle n’allât tenir compagnie à un autre. Le rire de mon geôlier quand je lui en parlai me résonne encore aux oreilles, ses mots surtout : « Dans l’état que vous l’avez mise ! »

Il y avait eu des tractations en haut lieu, mais pas, comme on le croit souvent, pour que j’aille superviser au Havre la configuration des Marcel. Il était plutôt question de me bombarder à la protection anti-brouillage de Winnipeg, ce qui m’a toujours troublé : on était à la veille de la catastrophe ! Au dernier moment, l’Administration eut une meilleure idée : je fus nommé directeur de la bibliothèque de Kanagawa. Je pris cela pour un moindre mal, et même, je le confesse, pour une forme de reconnaissance. On voit que je n’avais guère avancé en lucidité. Mais, fort de ma détermination toute récente, je me promettais beaucoup de mes nouvelles fonctions et de ce lieu mythique, auquel je rêvais de rendre sa grandeur passée.

Effet probable de mon retour secret à la politique et de mon évolution, je me souciais davantage de Marcel – un Marcel en pleine forme, malgré ses innombrables réanimations. Pas au point toutefois de deviner quel rôle il jouait vraiment. Il fallut pour cela l’incident de Kanagawa.

 

(À suivre.)

 


[1] Et non des wagonniers, mon cher Didi.

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