Sauve, 50

Publié le par Louis Racine

Sauve, 50

 

Mercredi 9 août 2006

Je me serai bien punie.

Ce journal en témoigne, à mon arrivée à Châtellerault j’ai pensé que ma volte-face était une erreur, avant de comprendre, avec l’aide de la lune (j’ai des relations !), tout ce que je devais à Jacques, à son amitié, à son intelligence, à son humour, même s’il n’aimait pas Fabien (ou ne savait pas le montrer), faisait des calembours vaseux (par anxiété peut-être), se trompait parfois (comme tout le monde).

Quelle phrase ! Ça valait le coup de me remettre à l’écriture !

J’avais donc moissonné sous la pleine lune, j’avais ma petite mais précieuse et belle récolte de pensées pour la route, et voilà que je me condamne à rester un mois de plus dans cette ville où je n’avais plus rien à faire ni à découvrir, sans être sûre de m’être bien soignée, de pouvoir remarcher un jour.

Je pense que c’est bon.

Ce soir d’ailleurs c’est de nouveau la pleine lune.

Elle s’est décalée vers la gauche, même en me déplaçant je n’aurais pu la recentrer entre les deux tours de l’église, mais elle est là et me rassure.

Mon Louis d’or.

Et lui, Louis, qu’a-t-il fait tout ce mois ?

Quelles bêtises ?

S’il n’était qu’un fantasme, quel merveilleux fantasme ! Je rêve de lui chaque jour, je pense à lui toutes les nuits, il est mon phare, mon guide, mon œil droit, mon encre, mon tabac, mon accélérateur de particules.

À part ça, qu’ai-je fait, moi, pendant ce mois lunaire ?

J’ai dessiné ! Ce que je voyais et ce que je ne voyais pas, ce que j’avais en tête et ce que je ne savais pas qui y était, tout un carnet qui s’est épaissi de feuilles que j’y ai glissées, parce que je ne voulais pas en commencer un autre, c’était LE carnet de Châtellerault. On y trouve pêle-mêle tous les lieux que j’ai traversés depuis mon départ de Nice, des paysages, et des tas de petits détails dont certains me sont revenus grâce au dessin, dans diverses techniques, avec ça et là de gros ratés, de gros pâtés, notamment avec les encres de couleur et les fusains.

Ça m’a fait un bien fou.

Je me suis interdit toute figure humaine. Le portrait que j’ai fait de Louis le jour du tee-shirt reste une exception. J’aurais pu éviter juste de représenter des disparus précis. Mais je sais qu’inévitablement les silhouettes, les visages issus de mon imagination m’évoqueront des personnes réelles, ou même ressembleront à des gens que je n’ai pas connus, alors que Louis ne peut ressembler qu’à Louis, même s’il est très différent de l’homme à qui j’ai donné ce nom.

Je suis fière d’avoir vaincu ma phobie du carnet pour le dessin aussi, et pas seulement pour l’écriture. J’aime bien mon journal, je le confesse, et je suis heureuse de le reprendre, mais je me demande s’il n’était pas une étape vers ce carnet de voyage qui n’en est pas un puisque seule une minorité de ces images ont été réalisées sur le motif.

Il y a quand même un dessin que je voudrais faire et qui représenterait un être humain : ce serait moi en train de dessiner. Par exemple à Saint-Cirq-Lapopie, sur la terrasse de l’hôtel, avec Titus et l’écureuil, et on entendrait le vent jouer les troubadours, et très loin, au-delà des forêts, des vallées, des reliefs, on devinerait Louis occupé à se masturber sur d’autres images, matérielles ou non, les yeux ouverts ou fermés, dans l’ignorance totale de mon existence et de la possibilité, car elle est infime mais non nulle, de nous réunir un jour.

Et peut-être que si je n’ai pas dessiné à SCL, c’est pour mieux inventer cette scène.

À cause de ma patte folle, j’ai continué d’habiter la pharmacie. De temps en temps j’arrive à monter ou à descendre quelques marches, j’ai pu fréquenter une autre bibliothèque, celle du Château, pour l’alimentation je me suis débrouillée, on s’est même offert de chouettes extras avec Titus, lequel est d’humeur, on va dire, neutre. Plus de démonstrations de joie ou de crises de cafard, on dirait qu’il attend patiemment que ça se passe.

Je pourrais repartir dès maintenant, mais je vais faire un peu de rééducation, c’est plus prudent. On va y aller doucement, hein, Titus ? J’attends le dernier moment pour prononcer le nom de notre destination. Ça n’a pas changé, c’est toujours Figeac. Puis ce sera Conques, puis Villefranche, puis j’ai repéré un Cordes-sur-Ciel qui me fascine !

Ça fait drôle après un mois seulement de retrouver ces sensations propres à l’écriture. Et de renouer avec le mystère des mots. Depuis quelque temps me tourne en tête un couple de prénoms. Je me suis d’abord demandé où je l’avais piqué. Je ne voyais pas. J’ai cru l’avoir lu sur une des boîtes aux lettres de l’immeuble, ou sur la devanture dun magasin, puis ça m’est revenu : c’étaient les prénoms des derniers enfants de Jacques (pas moins ! Bravo l’attention à autrui !). Ils avaient quelque chose à me dire ! Ils n’avaient pas besoin de ce journal pour ça, je n’ai pas eu besoin de les écrire pour constater… Mais je ne vois pas comment je pourrais me passer de leur forme écrite pour faire apparaître cette nouvelle source d’étonnement : quand Jacques me parlait de ses enfants, il disait toujours : Pierre et Lucile.

Que ne lit-il ce journal ! Il est fait pour lui !

Bon, départ après-demain ? Malgré une certaine superstition qui veut qu’on ne voyage pas un vendredi ? Oui, ça me semble un bon plan. Demain, préparatifs. Tranquillement. Toute une journée, c’est parfait.

Là, je vais me coucher. Mais auparavant je vais faire un peu de guitare. Mine de rien, à raison d’une ou deux heures par jour, j’ai beaucoup progressé !

En chant, je ne dirais pas ça. Je me suis quand même risquée à composer une petite chanson qui me fait pleurer à chaque fois, bien qu’elle soit très bête et à base de jeux de mots à la Jacques :

Je fus dans les Cévennes

Une assez vaine seventeen

Je triche avec la vérité, puisque qu’il fallait que je sois majeure pour avoir le droit de poser pour Lucien. Et pour qu’il m’inflige une des pires humiliations de ma vie.

C’est vrai, ça reste à écrire.

Excellente activité parallèle à mes préparatifs de demain : ordonner ce récit dans ma petite tête.

 

(À suivre.)

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