Sauve, 49
Jeudi 13 juillet 2006
Fâcheux contretemps.
L’avantage (je me force !), c’est que ça me laisse le temps d’écrire. Sauf que je n’en ai ni le désir ni l’énergie. J’en aurais pourtant des choses à raconter ! Rien qu’en reprenant ce que j’avais laissé en plan.
Un exemple : le prénom de Clémence.
Nouveau contretemps : c’est Titus qui a faim. Ça fait un moment qu’il patiente. J’y vais.
Ça aussi ça va être un problème : nourrir Titus. Et me nourrir moi !
Ç’aurait pu être bien plus grave. C’est comme pour mon œil. D’accord, je l’ai perdu, mais j’ai évité les complications. Aujourd’hui je sens à peine une gêne. Bien sûr je fais hyperattention à l’autre ! Et voilà comment je me suis blessée !!!
Inutile de chercher à le nier : je suis la dernière des connes. Tiens ! ça ferait un chouette titre à ce journal. J’imagine que ça plairait à Louis. Mais Louis je ne suis pas près de le rejoindre. Si ça se trouve il est en Espagne ou au Portugal, à Saint-Jacques-de-Compostelle ou à Lisbonne, à Barcelone, à Grenade, que sais-je ? Moi, je suis condamnée à l’immobilité pendant quoi ? Un mois ?
Je voulais protéger mon œil valide. Malgré mes Ray Ban (cadeau de Bruno !), je souffrais de la luminosité, j’allais rouler vers le sud, j’aurais le plus souvent le soleil en face, sauf à voyager par temps couvert ou à la lueur des phares, mais je sais par expérience que c’est encore plus stressant et sûrement pas plus reposant pour ma vue ! Je me suis donc mise en quête de lunettes de soleil plus efficaces. Je savais à peu près où aller, même si Châtellerault a pas mal changé en dix ans. Et justement je me suis étalée en trébuchant sur une dalle du nouveau revêtement dans les rues piétonnes, je suis mal tombée, pas comme au cimetière de Montmarault ! Et je me suis cassé le pied !
Comme la dernière des connes !!!
Évidemment aucun diagnostic professionnel, ni urgences, ni radio ! Quand je dis cassé, c’est peut-être juste une grosse entorse. En attendant impossible de me déplacer sinon sur un pied – le gauche ! oui, j’en veux uniquement à ma droite ! –, et encore.
La pharmacie de la rue Bourbon a été d’autant plus difficile à cambrioler. J’y aurai mis le temps ! Mais avant la tombée de la nuit j’avais rassemblé tous les médicaments, les produits et le matériel utiles, y compris les cannes réglables, et j’ai décidé de m’installer carrément sur place !
Ce qu’il y a c’est que je n’avais pas encore fait les courses et que pour l’alimentation ça va être juste. Par chance (j’en ai ! Plein !), cette pharmacie vendait de l’eau minérale ! De grand luxe, ça va de soi ! Allons-y, je ne regarde pas à la dépense. Bon, mais je ne vais pas vivre de boules de gomme et d’eau ferrugineuse. J’exagère : il y a les coupe-faim et autres machins diététiques, mais très peu pour moi ! J’ai beau ne pas être Louis, je préfère un cassoulet même en boîte à un pseudo-dessert chocolaté zéro calorie.
L’opération bandage a été folklo ! Ce que j’espère c’est qu’il n’y a pas de déplacement ni, en cas de fracture, d’esquilles. Souvenirs de mes années de primaire. Ça date ! Putain mais je n’ai pas la moindre formation de secouriste !
Par un jeu de miroirs, je contemple mon profil droit : c’est la cour des miracles ! Je retire mon bandeau, pas mieux. Et toujours la tête qui penche un peu sur le côté, ça, je crois que ça va me rester.
You know what ? Je vais en profiter pour lire. Et pour travailler la guitare. J’ai toujours mes deux mains !
Autre projet, me remettre à dessiner. C’est depuis l’écureuil. Je me suis reproché de ne pas avoir profité de l’occasion. J’aurais très bien pu faire son portrait tout en lui parlant. Quand j’y ai songé il était trop tard.
Je vais me procurer un carnet de croquis, quelques crayons, des fusains peut-être, je sais où trouver ça, ce n’est pas loin, même si désormais tout est loin pour un bon moment.
Dommage quand même de se faire une entorse (ou pire) un jour comme aujourd’hui ! Le bal du quatorze juillet je crois bien que c’est râpé !
Et Louis, pendant ce temps-là, que fait-il ?
Sûr, si j’avais été sur pied, j’aurais dansé avec lui ! Par la pensée ! Mais au fond, qu’est-ce que ça change ? Je ne suis pas handicapée de l’imagination.
Deux idées se présentent simultanément. Elles se font des politesses, et elles ont raison car je peux les accueillir mais pas les exprimer en même temps. Par ordre de loufoquerie : je vais comme ça peu à peu perdre mes facultés, à la fin il ne m’en restera plus qu’une : l’imagination. Puis je mourrai, et je continuerai à imaginer que je vis. Et l’autre : quoi que je fasse, que je remue un doigt ou renverse d’un coup d’épaule tous les présentoirs de la pharmacie, que je m’allonge dans l’arrière-boutique pour dormir douze heures ou fonce sans m’arrêter sur la première autoroute venue (ça, ce n’est pas pour demain), de toute façon j’arriverai pile à temps… où ? C’est ça que je ne sais pas. Mais j’ai du mal à ne pas me dire que Louis y sera aussi.
Et que nous serons deux à nous y présenter simultanément ???
D’accord, je ferais mieux de dessiner. Et peut-être de boire ! D’ailleurs, il y a ce qu’il faut ici. Tous ces sirops alcoolisés ! J’ai même repéré un truc croquignolet, comme sorti des veilles réclames du vieux temps, un « fortifiant » à base de vin ! Je crois plutôt que je vais aller me servir ailleurs, traverser la rue en claudiquant et me rapporter de chez le traiteur une bonne bouteille de rouge. J’ai assez organisé de réceptions pour m’y connaître. Et une terrine de gibier à partager avec Titus. On ne va pas se laisser abattre.
Comment ? Ça se mérite ?
Soit. Profitons de ma bonne humeur. Le prénom de ma fille.
Pourquoi je l’ai appelée Clémence, je n’ai jamais osé l’avouer à personne, surtout pas à elle. Jacques l’a deviné. Stof n’est pour rien dans ce choix, il n’avait aucune idée sur la question, il m’a quittée pendant ma grossesse, j’étais enceinte de cinq mois.
À l’échographie, j’allais avoir un garçon. J’ai accueilli cette nouvelle avec soulagement, pour deux raisons. Je ne voulais pas de fille, et Stof non plus. Le torchon brûlait entre nous, ça se serait encore dégradé. Résultat, ça s’est dégradé quand même, Stof m’a plaquée bien avant la naissance.
Mais donc j’étais persuadée d’attendre un deuxième garçon, et ça dès le début, et à aucun moment je n’ai envisagé d’avoir une fille. Il devait s’appeler Clément. Ce prénom je l’avais en tête depuis toujours, par goût, simplement. Là, plus de référence secrète à un amour secret.
Le jour de l’accouchement, quand on m’a annoncé une fille, j’ai paniqué. Je n’avais prévu aucun prénom. Tout ce que j’ai trouvé à faire, c’est de transformer Clément en Clémence. Et personne n’en a jamais rien su, parce que pour une raison qui m’échappe, par superstition peut-être, ou peut-être parce que c’était une des rares libertés dont je disposais, j’avais gardé jusqu’au bout le silence (sauf auprès de Stof ! avec quel résultat !) sur le sexe et le prénom de mon enfant. De toute façon j’avais peu d’amis voire pas du tout, je ne voyais plus guère Caroline à cette époque, ma mère ne tricotait pas, le seul qui pouvait se sentir concerné c’était Fabien, mais je voulais lui laisser la surprise, et puis il n’avait que trois ans et quelques mois quand sa sœur est née.
Un jour, bien plus tard, j’ai dit incidemment à Jacques que j’aimais beaucoup Clément comme prénom. Il a tout compris. Il était comme ça. Il savait faire le lien entre les choses. Se lier aux gens, moins.