Sauve, 21
Jeudi 15 juin 2006
Rêvé de Louis. Ça devait arriver. Et ce matin en buvant mon café (c’est plus que jamais MON moment) j’ai eu une idée qui ne m’a pas quittée depuis, elle semble la conséquence de mon rêve alors qu’elle n’a aucun rapport, enfin, à première vue. Je ne suis pas psy.
Une belle idée. Pourquoi je ne l’ai pas eue plus tôt ?
Mais je ne suis pas prête. Je commence demain.
Vendredi 16 juin 2006
Clémence, ma chérie,
C’est horrible ce qui s’est passé. Horrible, et absurde. Si quelque chose peut encore avoir du sens, alors ce quelque chose doit absolument être préservé, comme la petite braise qui au temps des premiers hommes réchauffait tout un peuple. Clémence, ma chérie, au moins cette catastrophe me permet de mesurer, trop tard, hélas ! à quel point j’ai gâché notre relation. En écrivant ces mots j’en sens également la vanité, aussi fort que ton absence, jamais sans doute je n’ai autant désiré te serrer dans mes bras, et je crois sentir tout ton désir à toi, tout ce désir accumulé pendant des années, tu as manqué d’affection ma chérie, je n’ai pas su te la donner, j’ai trop facilement cru que tu cherchais à t’éloigner de moi, ou plutôt je n’ai pas compris que tu prenais tes distances parce que ma froideur t’était insupportable ou peut-être dans l’espoir que je ferais, moi, l’effort de me rapprocher de toi, de te rapprocher de moi. Je ne l’ai pas compris ? Je me rappelle pourtant très bien ma réaction le jour où j’ai découvert que tu sortais avec une fille, une femme en réalité, tu avais seize ans et elle trente, j’ai aussitôt pensé : qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ? Aujourd’hui encore cette pensée m’étonne, mais c’est bien celle qui m’est venue spontanément.
Clémence, ma chérie, il aura fallu cette catastrophe pour que m’apparaisse comme telle cette autre qui l’a précédée, ta tentative de suicide. Comment ai-je pu alors ne penser qu’à moi ? Me rassurer en me disant que je m’étais montrée une mère rassurante ? Mon discours était parfaitement au point : tu m’avais lancé un S.O.S., j’y avais répondu, fin de l’histoire. C’est vrai que pendant toute l’année qui a suivi nous avons été très liées, très complices. En réalité la rupture était profonde, et elle venait de moi, qui t’en rendais responsable. Là aussi mon discours était au point : tu avais choisi, tu assumais ton choix, qui ne pouvait que te couper de moi, je le respectais comme je prétendais respecter tout ce qui pouvait faire ton bonheur, mais tu serais heureuse sans moi. Tel était mon système de défense. C’est minable, je m’en rends compte. Je n’ai pas su t’aimer, et je t’en ai voulu.
Aujourd’hui qu’il est si tard, doublement tard, mais où je ne veux pas croire qu’il soit trop tard, je t’en prie, pardonne-moi, ma chérie.
MIRACLE !
Je déroge : impossible d’attendre demain pour noter ceci : j’ai retrouvé la trace de Louis !
Serait-ce d’avoir écrit à Clémence ? Non, bien sûr. Il n’empêche que je venais tout juste de reprendre la route quand…
Il faut que je raconte les choses calmement. D’abord, j’ai été trop évasive sur les derniers jours.
J’ai quitté Paris hier matin, direction Nice, en gros. Mais depuis mardi j’ai un peu modifié mon itinéraire, pourquoi ? Parce que j’ai eu envie de repasser par Toulouse, et par les Cévennes. Ce n’est pas le plus direct !!! Mais je ne suis pas à quelques centaines de kilomètres près ! Non, franchement, à peine ai-je eu cette idée qu’elle m’a paru aller de soi. C’est le seul moyen que j’aie de me rapprocher de Clémence ou de lui montrer, si d’où elle est elle peut le voir, que je n’ai pas tiré un trait sur notre relation ! Et après, peut-être, retour dans les Cévennes, car je suis bien décidée à comprendre ce qui s’est passé là-bas, à y trouver enfin la clé qui me manque. Bref, tout ça aussi peu rationnel que parfaitement évident pour l’esprit faible que je suis ! Et en route !
Voyage sans histoire. En conduisant, je ne cessais de penser à cette lettre que j’allais écrire à ma fille, et donc, ce matin, avant de repartir, je m’y suis mise. Le bien que ça m’a fait ! Passé les premiers mots, parce que ceux-là je les ai enfantés dans la douleur ! Et pourtant je les avais longuement, mûrement médités.
J’avais dormi sur une aire d’autoroute après Orléans, un endroit plutôt moche mais bien dégagé comme j’ai appris à les aimer. La lettre écrite, je repars, et au premier péage…
D’habitude je trouve le moyen de passer par les côtés, de me faufiler. Mais là, impossible, tout était bloqué. Ça m’a révoltée, c’était vraiment trop bête de butter sur un obstacle aussi dérisoire après toutes les difficultés que j’ai réussi à surmonter, et en même temps, bizarrement, je gardais bon moral, je crois que ça c’était un effet de la lettre, bref, tout en réfléchissant à une autre solution, je m’étais mise à examiner méthodiquement les différentes voies, pour le cas où une barrière serait restée levée. Et je m’aperçois que la voie du milieu, celle-là exactement, est libre. Je m’approche, incrédule. Le choc ! La barrière est baissée, mais elle a été sciée ! Travail pas très propre, mais efficace. Aussitôt je pense à Louis. D’accord, rien ne prouve que ce soit lui et pas un autre, mais jusqu’à présent en fait d’autre je ne connais que lui ! Si on peut appeler ça connaître… Donc c’est lui ! J’ai beau me raisonner, rien à faire. J’essaie encore, et je réussis presque à me faire douter, quand la preuve se présente, incontestable.
Sur la borne, le plot, je ne sais pas comment on dit, l’inconnu a laissé une trace très personnelle de son passage. Il a dû avoir chaud, il s’est débarrassé de son tee-shirt, l’a posé là, où il est resté bien sagement roulé en boule à macérer dans la sueur. Un peu dégoûtée, mais pas tant que ça, je le prends du bout des doigts. Non, c’est bien sec maintenant, je le déploie. Mon cœur bondit quand je découvre cette inscription toute délavée : « Le Havre port d’attaches ». Vieux tee-shirt passé, troué, une relique, dont je devine que son propriétaire l’a gardée avec une sorte de piété ironique ; ce n’est sûrement pas pour rien qu’il le portait pendant son voyage. Je me fais d’un seul coup tout un film sur ce Louis en qui j’ai l’impression d’avoir un frère, un ami, j’imagine un type drôle et désespéré, et je danse, lentement et sans musique sauf les jappements de Titus, je danse avec ce tee-shirt où je n’ai pas encore osé enfouir mon visage mais ça ne va pas tarder, et voilà, c’est fait, et ça sent l’homme.