Sauve, 9

Publié le par Louis Racine

Sauve, 9

Au retour, je voudrais noter tout de suite l’anecdote du ballon mais je n’en suis qu’au 5 ! Je mange un morceau, puis je me remets à l’écriture. Le soir tombe, pile comme j’allais aborder la journée du 7. En fait, j’aurais pu dater du 6 l’évocation des Cévennes, mais je préfère remettre ça à demain, et c’est d’ailleurs conforme à la vérité : il m’a fallu une nuit pour digérer ces retrouvailles, il m’en faudra une pour être capable d’en parler.

Je suis pas mal remuée par cette coïncidence : au moment de revenir sur ce passé ressuscité, me voilà... revenue sur les lieux mêmes de l’action. Si ce n’est pas le signe que je dois surmonter mon appréhension et entrer dans la maison !

D’ailleurs, cette appréhension le cède maintenant à la curiosité. Peut-être la mémoire me reviendra-t-elle quand je reverrai la chambre... noire !

Et puis, alors là, aucun scrupule ! Qu’ils y viennent, ceux qui voudraient contester mes droits !

Sur le seuil, je suis prise d’une espèce de vertige, tandis que, je ne sais pourquoi, un mot me tourne dans la tête : aérostier, c’est comme ça qu’on appelle les pilotes des montgolfières. Leurs pilotes seulement, ou aussi leurs passagers ? Pourquoi ces pensées viennent-elles me parasiter l’esprit juste à cet instant ? Ça m’énerve ! J’engage l’extrémité du pied-de-biche dans le chambranle, en deux secondes j’ouvre la porte !

Me serais-je trompée de maison ? Je ne reconnais rien. Si, la cheminée. C’est bien là, mais la déco a changé, comme peut-être les propriétaires. Cuisine et salon sont maintenant réunis. Je me tourne vers l’endroit où se trouvait la porte de SA chambre. Elle a été remplacée par un rideau. Que j’écarte en tremblant. Derrière aussi tout a changé – c’est une espèce de salon –, et je revois brusquement la chambre oubliée, et je vacille, me retiens aux pierres de l’embrasure, et... non, rien d’autre ne me revient.

Cette maison ne me parle pas du tout. Tant mieux, je ne serai pas dérangée pour écrire. Je choisis le lit le plus confortable, à l’étage (qui a été aménagé avec un certain goût), et je redescends dîner. Je commence par faire un bon feu, pas pour me réchauffer, bien sûr, mais parce que cela attirera d’éventuels rescapés et fera fuir la faune indésirable. Et là, enfin, le parfum d’autrefois ressurgit ; on n’avait pas fait de feu, bien sûr, mais on avait dîné près de la cheminée. Dans la cuisine aussi je retrouve des odeurs du passé. Et dans la petite salle de bains sous les combles.

Après le dîner, je suis tentée de lire un roman (il y en a plein les étagères de « ma » chambre), mais curieusement c’est comme pour les CD, je ne supporte pas longtemps le son de ces voix, même intérieures, y compris la mienne. Je décide de réessayer plus tard. Ce serait dommage d’être privée et de musique et de lecture !

Je dors comme je n’avais pas dormi depuis une semaine. Pour moi, cela veut dire que cette fois je suis sur le bon chemin.

Au réveil, à peine le petit déjeuner avalé, je reprends mon travail d’écriture, et me voici arrivée à aujourd’hui ! Mieux, à maintenant ! Il est exactement onze heures onze. J’ai presque envie de tirer un trait sous cette ligne, mais je m’en abstiens, car rien n’est terminé. La seconde partie de ma journée commence. Dans quelques minutes, je sortirai pour une dernière inspection, puis je me remettrai aux préparatifs de mon voyage à Toulouse. C’est là qu’une montgolfière serait pratique !... Ou pas ! Tout en écrivant, je rêve du retour aux dirigeables, à la marine à voile... Pour les diligences, ça sera difficile, vu qu’il n’y a sans doute plus un seul cheval vivant dans le pays. Domestiquer des animaux sauvages pour en faire des bêtes de trait ? Vaste programme !

 

Samedi 13 mai 2006

À Toulouse depuis hier soir.

Ici aussi, décor dantesque. Je ne sais pas exactement ce que cela veut dire, mais ce n’est pas plus mal pour évoquer l’indescriptible.

Partout un  silence de mort, avec çà et là des chants d’oiseaux. On dirait un immense cimetière.

Dans les rues étroites de la vieille ville, rien de plus anormal que ces volets obstinément fermés en plein jour. C’est comme une éclipse, mais une éclipse inversée. C’est la nuit avec un éclairage de jour.

Je n’ai eu aucun mal à trouver la cachette de Clémence. Où elle n’était pas.

La facilité est moins que jamais intéressante.

Je manie désormais le pied-de-biche avec une dextérité qui m’étonnerait si je pouvais encore m’étonner de quelque chose. La porte a cédé à la première tentative. Elle ne paraissait pas très solide, c’est vrai, et je me suis dit que ma fille aurait pu choisir un logement plus sûr, mais mon pauvre humour a cédé à son tour devant le spectacle désolant de cet appartement plein de traces reconnaissables entre toutes.

Des traces de Clémence.

Traces familières dans un monde inconnu.

Familières, vraiment ? Est-ce que je connais si bien que ça ma fille ? Moi qui reste convaincue que je la connais mieux que personne.

Traces familières parmi des traces étrangères.

Cette Manon, qu’apporte-t-elle à Clémence de si important ? qu’elle ne pouvait pas trouver ailleurs ? qui lui a fait abandonner ses études au bout de quelques mois ?

Je veux dormir là. Pas dans le grand lit... Je me contenterai du canapé. Je prendrai comme doudou une chemise de ma fille. Le monde à l’envers, encore.

Avant de me coucher, je regarde par la fenêtre si je n’aperçois pas quelque part une lumière. J’ai éteint la mienne. Rien.

Les premiers soirs, à Nice, c’était rituel, je montais à Saint-Pancrace pour observer la ville. Je me suis même fait la réflexion qu’il aurait fallu vivre la nuit : c’était le meilleur moyen pour les rescapés de signaler leur présence. Mais non, je ne peux me résoudre à un tel renoncement.

Parce que ma vie ressemblerait trop à la précédente ?

Je deviens philosophe ! Moi ! Allez, au lit !

Nuit agitée.

Un cauchemar : je suis dans un tunnel, toute seule, je creuse, ma lampe frontale éclaire mal, elle me serre cruellement, j’ai de mauvais outils, je ne cesse de me blesser, ça n’avance pas, le découragement me gagne. Soudain je perçois un bruit quelque part devant moi, un martèlement régulier bien qu’un peu saccadé, de plus en plus fort. Mon excitation grandit, elle atteint son comble quand le rocher s’ouvre sur un trou béant, tout noir. Et alors que je m’apprêtais à crier de joie je pousse un hurlement de terreur, car quelque chose d’invisible et de très méchant me saute dessus.

Je me réveille, et je comprends que le martèlement est celui du sang à mes tempes.

Je me rendors difficilement.

 

(À suivre.)

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