Sauve, 8

Publié le par Louis Racine

Sauve, 8

 

Jeudi (hier), nouveau départ !

J’ai eu beaucoup de mal à me lever. Mais je l’ai fait. Et j’en retire le sentiment d’une grande victoire.

Ce qui m’a aidée : Titus, d’abord. L’écriture, ensuite.

Je ne pouvais pas laisser sans soins le seul compagnon qui me reste, et qui dépend de moi, sa seule compagne, qui elle aussi dépend apparemment de lui ! – ni ces événements horribles qui, si je les néglige, vont transformer en jungle mon esprit encore à peu près bien rangé.

Il y a dans ma démarche quelque chose d’absurde, et pourtant je me sens en bonne voie. Ne serait-ce que parce que je ne me suis pas perdue.

Au début, je prenais des notes, comme je l’ai toujours fait, par précaution. Les événements que je vivais étaient peut-être inoubliables, mais c’est parce qu’ils étaient importants, et s’ils l’étaient à ce point il aurait été dommage de les oublier !

Ensuite, j’ai tenu un journal (trois jours).

Aujourd’hui, ce journal est en train de devenir un livre !

Je m’aperçois qu’il reste beaucoup à dire sur tout cela, mais j’y reviendrai. Commençons par ce que j’ai appelé une catastrophe : je ne peux pas en rester là.

Inutile de détailler le tableau, apocalyptique : ici, AUCUN animal n’a survécu. Je parle des animaux d’élevage. J’ai même cru un moment à une épidémie. Mais non : ils sont simplement morts de faim et de soif. En moins de dix jours ! Je n’en reviens pas. J’espérais tant des chèvres !

Certaines avaient réussi à se libérer en rongeant leur corde, mais elles sont restées prisonnières de leur étable. Deux ou trois semblent s’être assommées à force de vouloir défoncer la porte.

Mon programme s’effondre. Je me suis couchée hier soir désespérée.

À peine plus d’une semaine. Si j’étais intervenue dès le premier jour, tout restait possible. Je n’aurais même eu aucun scrupule à m’installer ici, puisque j’aurais maintenu les choses en ordre et surtout les animaux en vie. Comme Perrette dans la fable, je vois brusquement s’évanouir tous mes rêves. Fini les œufs, la poule au pot, les fromages, le tissage, etc. !

JE LE POUVAIS ET JE NE L’AI PAS FAIT !!!

Je suis nulle.

J’essaie de me rappeler si j’ai vu en route des animaux domestiques vivants. Mais une vache ou un cheval debout, ça m’aurait frappée.

Qu’est-ce que je vais faire des cadavres ? Après réflexion, je décide de ne pas y toucher. J’avais d’abord pensé les brûler, mais j’ai peur de ne pas maîtriser le feu, à moins peut-être de creuser une grande fosse, ce dont je ne me sens pas la force. Tant pis, ils finiront bien par se dessécher tout seuls. Et puis je ne veux pas attraper de saletés.

Écrire est le seul devoir que je puisse encore remplir, par égard pour moi-même, et, je l’ai dit, parce que c’est la seule manière qui me reste d’aller vers les autres.

J’avais choisi de dormir dans la voiture, en me disant que si j’étais attaquée je pourrais m’enfuir. Je ne l’ai pas été. Quand j’en ai trouvé l’énergie, je me suis levée, ai fait ma toilette à la pompe du hameau (une bénédiction !), et me suis préparé un bon café. Puis j’ai inspecté les environs, comme je me l’étais promis. Ce fut rapide.

Il fait beau, je me suis installée à l’ombre d’un tilleul en face de la fameuse maison. Je n’ai pas envie d’y retourner, mais quelque chose me dit que ça peut changer. Je suis à ma table, j’écris. Je me félicite d’avoir emporté cette table et cette chaise pliantes. Ça ne prend pas de place et c’est très utile. Je relis ce cahier, l’ombre du tilleul danse gentiment sur ma peau, je suis bien.

La vérité est que JE ME SUIS RAREMENT SENTIE AUSSI BIEN.

Je repense à la facilité avec laquelle je me suis introduite dans le bureau de tabacs de quel village déjà ? pour m’y approvisionner. Là encore, j’ai laissé mes coordonnées, mais j’ai eu comme l’impression que je ne me tiendrais pas longtemps à cette règle.

Je fume voluptueusement.

Me revient une chanson que je n’ai pas entendue depuis des années, une chanson que j’adorais : Il fait beau comme jamais.

Évidemment, les choses se gâtent un peu. Je pleure. Je ne peux quand même pas évacuer si facilement toute mon angoisse !

J’écris toute la journée ; je m’interromps juste pour une promenade avec Titus. Je me rappelle qu’il y a non loin de là un torrent où j’avais posé nue ce fameux week-end. Je mets un certain temps à le retrouver.

Rien n’a changé. Je me déshabille, je m’allonge sur les pierres plates chauffées par le soleil. C’est délicieux. Le chant du torrent, les reflets de l’eau sous les jupes des arbres, tout me ravit. J’éprouve une grande jouissance à me laisser tout entière caresser par le courant, par le soleil, par la brise. Des fantasmes me viennent. Si on m’observait ? Impossible, bien sûr. Mais je pourrais être agressée par un animal sauvage ou redevenu sauvage. Je me rassure en me disant que Titus donnerait l’alerte au moindre danger.

Les yeux au ciel, je glisse doucement dans une agréable torpeur, quand brusquement je bondis sur mes pieds.

Mon cœur cogne violemment dans ma poitrine.

Quelque chose dans les arbres a bougé.

Quelque chose de pas naturel. C’est d’un jaune soutenu, d’une matière qui ressemble à de la peau en plus scintillant. C’est haut perché, mou, ça se balance nonchalamment.

Ça n’a pas l’air si méchant, mais je saisis un gros caillou, bien tranchant, et je me rapproche.

« Y a quelqu’un ? » m’entends-je crier. Le son de ma propre voix m’effraie. Depuis une semaine je n’ai plus parlé à personne qu’à Titus. Et sans crier !

Aucune réaction. Le même balancement, qui semble étroitement lié au vent.

Puis j’aperçois un autre détail, et l’ensemble se reconstitue aussitôt.

Un ballon ! Une montgolfière ! Échouée dans les arbres, après avoir été privée de ses passagers et surtout de son pilote. Combien de temps a-t-elle dérivé avant de tomber là ?

Intéressée, je me rapproche encore. L’enveloppe du ballon a été déchirée, par les arbres et/ou par les oiseaux, la nacelle est à peu près intacte.

Titus me rejoint. Il aboie, mais pas spécialement à cause de l’épave. Je me demande s’il ne rôde pas des bestioles plus ou moins bien intentionnées dans le coin. Rentrons. Mais il est épuisé. Je crains même de devoir le porter.

 

(À suivre.)

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