Sauve, 4

Publié le par Louis Racine

Sauve, 4

(Deuxième anecdote : les chiens)

Une heure après, gros coup de cafard.

D’abord je réalise que la fête devait avoir lieu ce soir-là. D’où, peut-être, ce rêve. Je me sens abandonnée de tous, avec l’impression contradictoire que c’est moi qui les ai abandonnés.

Au passage, je me surprends à me dire que finalement ce n’est pas si mal que la fête soit annulée : un emm... de moins. Des années que ce truc me fait ch... ! Pourquoi ai-je continué à m’en occuper ?

À éclaircir, ça : je me suis toujours beaucoup – beaucoup trop ! – investie dans un boulot qui ne m’a jamais intéressée, et qui n’avait objectivement aucun intérêt, sinon de me permettre d’élever mes enfants. J’avais peur de le perdre, ou quoi ? C’est vrai qu’il valait mieux rester prudente, mais quand même.

Puis une autre pensée m’est venue, qui m’a comme assommée. Cela faisait trois jours que je restais enfermée chez moi, si l’on excepte quelques sorties essentiellement destinées à une inspection sommaire du quartier et de la ville. Mais quelle idiote ! Il y avait sûrement mieux à faire que de passer mon temps à ranger et nettoyer la maison, à regarder des photos, à feuilleter des magazines que je connaissais déjà par cœur, à relire des recettes de cuisine en cherchant lesquelles je pourrais encore exploiter dans les circonstances présentes, ou au prix de quelles adaptations !

Cela m’a fait rire, parce que cela ressemblait à un discours féministe, et moi, le féminisme m’a toujours agacée. Je me suis toujours mal entendue avec les féministes, en ayant souvent l’impression qu’elles étaient de mauvaise foi, et que j’étais plus féministe qu’elles. Mais je ne vais pas parler de ça maintenant !

En fait, ce qui a tout changé (je ne l’ai pas compris sur le coup), c’est que le matin même les robinets de la maison n’avaient plus donné qu’un liquide brun, presque noir, et nauséabond. Depuis le début de la catastrophe j’avais cessé de boire l’eau du robinet, par précaution, mais comme elle ne présentait aucun signe suspect je m’en servais pour ma toilette et pour les tâches ménagères. Là, je me rendais compte que rester chez moi équivalait à m’enfermer dans un piège, puisque ma situation ne pouvait que se dégrader.

Il m’est alors apparu que j’allais devoir m’occuper plus sérieusement de la question cruciale du ravitaillement, et pour cela déménager, soit en m’établissant dans une sorte de quartier général, à proximité d’importantes réserves de nourriture, soit en multipliant les résidences, épuisant leurs réserves au fur et à mesure.

Je suis obligée de reconnaître que dès le lendemain de la catastrophe j’avais envisagé le pillage comme mode d’approvisionnement. Pas le pillage des particuliers, ça non, mais je me disais que les magasins, les grandes surfaces surtout, regorgeaient de nourriture périssable et qu’il était urgent de la consommer, dans l’intérêt de tous. Il n’était pas non plus question de vol véritable. Je tiendrais un compte précis de mes « acquisitions », pour pouvoir les payer le moment venu. Je n’allais pas me mettre à vivre au-dessus de mes moyens ! Je m’accordais un crédit de trois semaines, jusqu’à la fin du mois. Après, on verrait. J’avais ma petite idée.

Je décide donc de commencer mes repérages, avec méthode. J’ai du gasoil pour rouler deux cents kilomètres environ. Ça devrait suffire. Et me voilà partie, avec Titus, que la situation ne paraît pas du tout affecter. Je me rappelle m’être dit à ce moment-là que pour lui aussi il était important que je me maintienne à flot. Si je flanche, que deviendra-t-il ? Il se fera manger tout cru par les grosses bêtes, ou par les moins grosses.

Je mets le cap sur le supermarché du coin. Le plus difficile sera d’y pénétrer, mais au moins je ne déclencherai pas d’alarme ! Je limiterai le plus possible les dégâts, toujours dans la perspective de dédommagements éventuels. Pour l’instant, je suis redevable de l’effraction, à l’aide d’un pied-de-biche, du garage des Anteaume, où je savais en trouver un énorme. Il repose sur le siège passager. Il peut constituer une arme en cas de mauvaise rencontre, même si je préfère penser que toute rencontre sera forcément bonne !

Eh bien, mais ce fut un jeu d’enfant ! Le pied-de-biche m’a permis d’entrer dans l’immeuble, puis dans le supermarché, par une porte de service. Ce que je n’avais pas prévu, c’est qu’il ferait si sombre là-dedans. J’aurais dû emporter une lampe. Mais on trouve tout dans un supermarché, n’est-ce pas ? Je m’offre une petite lampe torche haut-de-gamme et les piles qui vont avec.

Pour ce qui est de consommer le périssable, je n’ai pas été très performante ; j’ai sauvé quelques fruits et légumes, un peu de fromage et quantité d’œufs, mais tout ce qui était viande ou charcuterie, sans parler du poisson, était déjà avarié. Je m’en veux de ne pas avoir réagi plus tôt, mais à quoi bon ? Je ne suis pas à un bifteck près. Au-delà, j’aurais dérogé à mon principe de modération des dépenses, et tout ce que j’aurais gagné à me goinfrer pendant deux jours, c’est une chance de tomber malade.

D’autres auraient peut-être rempli leur voiture de boîtes de foie gras et de bouteilles de champagne. Moi, je ne suis pas une profiteuse. Quant à l’alcool, il ne m’a jamais attirée. Je bois par politesse, il est rare que j’y prenne plaisir.

J’allais ressortir avec des provisions pour une semaine, quand j’entends aboyer furieusement dans la rue. Je me précipite, et je vois ma voiture, où j’ai laissé Titus, cernée par une meute hurlante. La plupart des chiens traînent une laisse. Promenés en pleine nuit. Mais la sociologie peut attendre. Je me retrouve complètement désemparée, sachant que Titus ne risque rien, à part qu’il éprouve sûrement la frousse de sa vie. Je ne voudrais pas que les chiens se retournent contre moi. Il y en a d’énormes, et très agressifs. Il faut dire qu’ils n’ont peut-être rien mangé depuis trois jours ! Et il me vient une idée incroyable : tirer dans le tas ! Avec quoi ? Heureusement que je ne suis pas armée ! Je me révolte contre moi-même. La violence répondant à la violence, toujours la même histoire. On doit pouvoir trouver mieux.

Et j’ai trouvé mieux !

La viande avariée n’a pas été perdue, finalement.

J’ai quand même dû attendre un bon quart d’heure avant que le dernier chien suive les autres. Il m’a fait pitié, tellement il avait l’air perdu et faible, et je me suis dit qu’il risquait de faire les frais du prochain festin. Ensuite il m’a fallu calmer Titus, qui tremblait comme une feuille, et me calmer moi-même. Je suis restée immobile un long moment, assise au volant, Titus à peu près tranquillisé, les courses dans le coffre. Et je me suis dit que je faisais fausse route.

 

(À suivre.)

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