Sauve, 2
J’ai tôt fait de juger de la nature exacte de la catastrophe. Je crois même que j’ai compris tout de suite ce qui se passait. Je me rappelle me l’être dit dès ce moment : te voilà seule au monde, et tout ce quil te reste à faire, c’est de ne pas le rester.
Debout sur le trottoir, je suis comme paralysée. Je n’ai qu’à traverser la rue pour aller sonner, non, frapper chez les Anteaume. Je ne le fais pas. Rien ne bouge, et, pendant quelques secondes, c’est comme si je cédais à la pétrification générale. Un sursaut me ranime. J’ai senti d’un seul coup la force de l’adversaire et la puissance de ma foi. Ils viennent de se livrer un combat colossal, très loin au-delà de ma compréhension, si près de moi pourtant que j’en sens le chatouillement sur ma peau. L’espace d’un instant, j’ai été l’être le plus important et le plus insignifiant au monde. Les deux sont vrais, et les deux sont liés.
Mais je ne me suis pas présentée. Je m’appelle Alice Hewlett. Sur ma carte d’identité, on lit Alicia Douiri-Hewlett. Alicia est mon prénom d’origine, mais je l’ai toujours détesté. Enfant, je ne comprenais pas pourquoi je ne m’appelais pas tout simplement Alice, comme l’héroïne de Lewis Carroll (et de Walt Disney !). On avait beau me dire que la différence était négligeable, pour moi elle était infranchissable. Adolescente, j’ai exigé et obtenu qu’on m’appelle Alice, et seule ma mère s’y est refusée, pour des raisons qui la regardent. Ce n’est même pas elle qui avait choisi ce prénom, elle n’y tenait pas spécialement, pas plus d’ailleurs qu’à l’enfant qui le portait, mais elle aimait bien me contrarier. Je ne lui en veux pas, surtout maintenant. Mais cela ne veut pas dire que ma situation actuelle me porte à l’indulgence. Ma bienveillance vient de plus loin !
Il y a aussi une autre raison qui me fait préférer le prénom d’Alice, mais on verra ça plus tard, peut-être.
Douiri, c’était le nom de mon mari. Il m’a quittée un soir de Noël, Fabien venait d’avoir trois ans et j’étais enceinte de Clémence. Par la suite, nous avons divorcé, dans des conditions particulièrement sordides.
Pour finir sur ce sujet, je ne me suis jamais remariée, mais j’ai vécu avec plusieurs hommes (à la suite !). La dernière tentative a été la plus longue, elle a duré cinq ans, et a coïncidé avec l’adolescence de Fabien. Je n’ai pas la force de parler de Clémence pour l’instant, mais je le ferai. Aujourd’hui j’ai un ami que je vois de temps en temps, jamais à la maison, toujours chez lui. Il est séparé d’avec sa deuxième femme, ses trois enfants à lui sont grands, leurs deux enfants communs vivent chez leur mère, Jacques vit seul.
C’est volontairement que je m’exprime au présent. Cela fait partie de ma stratégie. Parler de moi au présent est la meilleure façon que j’aie trouvée de survivre et de maintenir en vie les autres, ces autres qui m’ont faite ce que je suis. Je suis eux, ils sont moi. S’ils ne vivent plus qu’à travers moi, si je ne vis plus que pour les évoquer, c’est mieux que de ne pas vivre du tout.
Au fait, c’est qui cette Sandrine ?
Trêve de digressions ; je reprends le fil de mon récit ; j’espérais avoir fini ce soir, mais il va bien me falloir encore une demi-journée. Heureusement, aujourd’hui il ne se passe rien, comme d’ailleurs depuis une semaine ! et je n’ai pas grand-chose d’autre à faire qu’écrire !
Le premier jour, donc, je me suis vite rendue à l’évidence : pour des raisons qui m’échappaient et m’échappent encore, je me retrouvais seule de toute la ville à avoir une existence physique ; à part moi, tout le monde avait disparu ! En écrivant « à part moi », je repense à cette idée bizarre que j’ai eue (elle revient parfois me traverser l’esprit, mais je n’ai pas trop de mal à la chasser) : si ça se trouve, ce qui a disparu surtout c’est le lien qui nous reliait les uns aux autres, je ne suis pas la seule à éprouver cette impression extraordinaire, c’est le lot de tout le monde, mais ce cauchemar va finir par cesser, et nous comprendrons tous qu’il s’agissait d’une leçon ; bref, j’ai d’abord pensé à une espèce de métaphore !
Quand je dis tout le monde, je parle évidemment des humains. Titus était bel et bien là, et le chat des Anteaume, et quantité d’autres chiens et chats dans la ville, et d’oiseaux, et d’insectes, etc. Bref, le phénomène ne semblait pas concerner les animaux.
Je me rappelle avoir eu comme une illumination (enfin, c’est ce que je croyais). Mon cœur a bondi de joie quand j’ai pensé à cette action toute simple : aller à l’église. Là, je prierais pour le retour des humains, et je retrouverais d’autres esseulés ! C’était évident : où se seraient-ils réunis, sinon ?
Elle était fermée. Toutes les églises où je suis allée étaient fermées. Je suis même allée à la synagogue, pareil. J’avais entendu dire qu’il venait de s’ouvrir une mosquée à Nice, mais je ne savais pas où exactement, quant aux temples bouddhistes, s’il y en a, je ne les connais pas. Mais j’imagine de toute façon que c’est partout la même chose : les lieux de culte sont fermés pendant la nuit. C’est bien ma veine !
Mais pas besoin d’être à l’église pour prier. J’ai prié longuement, moi dont la dernière prière remontait à l’adolescence. Chaque jour depuis ce matin-là je prie longuement, avant de me coucher et en me levant.
Et juste après, ou juste avant, je regarde la photo de mes enfants.
Le soir du premier jour, j’étais partagée entre la certitude et l’espérance : je n’ai pu m’empêcher de croire que le lendemain matin le monde aurait retrouvé son visage familier. Que je serais réveillée par les vocalises de Fabien ou par un coup de fil de Clémence. Ou de Jacques. Non, je n’ai pas pleuré ! Je rêve peut-être, mais je ne pleure pas, ou presque !
J’ai longtemps gardé plein de vieux réflexes comme d’allumer la radio ou la télé, décrocher le téléphone, il m’a fallu plusieurs jours pour perdre l’habitude de toucher aux interrupteurs en entrant dans une pièce sombre, et aujourd’hui encore cela m’arrive. Difficile aussi d’admettre que je dois renoncer à Internet.
Le premier soir, ce qui me frappait le plus, plus encore que l’obscurité, c’était le silence. Pas la moindre vibration, la moindre pulsation, le moindre bourdonnement, même le plus lointain. Seulement, de temps en temps, un jappement, un miaulement. Mais les plus désespérés n’ont pas réussi à me faire flancher. Je ne voulais pas, et je ne veux toujours pas parler d’un silence de mort. Je suis vivante, et avec moi toute ma foi, et peut-être toute la foi.
Ce soir-là, je me suis couchée dans un silence inouï.