Sauve, 11

Publié le par Louis Racine

Sauve, 11

 

Mardi 23 mai 2006

Je reprends.

C’est fou. Cinq jours sans une ligne. Il ne se passe toujours rien, mais ce n’est pas une raison. Ce n’est pas la raison. La vraie raison, c’est que je manque d’inspiration. Je viens de le comprendre, et j’en ai été comme foudroyée, sauf que l’éclair venait de l’intérieur, montait lentement de mon ventre vers mes joues, un éclair lent, oui. Il a pris son temps. Je n’avais jamais rien éprouvé de tel depuis le jour où j’ai découvert que ma mère avait lu mon journal.

J’étais confondue. Bouleversée. Comme aujourd’hui.

Je n’arrive pas à penser le rapport entre tous ces éléments, mais je sens que je touche à quelque chose d’essentiel.

Et puis aussi, je remarque ce point commun, en plus du fait qu’il s’agit encore d’écriture : à mon désespoir se mélangeait un bonheur, celui d’exister ; comme victime, en somme. Mais bon, ça me tenait lieu de moi. Aujourd’hui, pareil : je dois me construire dans le néant.

La différence, c’est que j’écris pour être lue, ou plutôt parce que je veux croire que je le serai.

Une différence, vraiment ? Je vois bien à quel point je suis démunie pour disserter là-dessus, mais je me demande si mon journal intime n’était pas quand même destiné à un lecteur, une lectrice en l’occurrence : moi, plus tard, quand je serais en âge de comprendre qui j’avais été, qui j’étais.

Sans oublier cette autre lectrice : ma mère !

Ce que je n’ai pas supporté, c’est qu’elle le montre à ce connard.

Il ne se passe rien, mais c’est une bonne raison d’écrire, justement, à condition de creuser, de chercher. De travailler.

Une bonne raison, et un devoir.

Ceux qui me taxeront de nombrilisme n’ont rien compris. Si je ne pensais qu’à moi, je n’écrirais pas.

Dommage que je ne sache pas le prouver.

Le plus drôle, c’est la façon dont ces pensées me sont venues. J’étais dans la salle de bains du haut, en train de me maquiller, quand brusquement j’ai été frappée par ce détail : tu te maquilles, toi ? D’accord, maquillage léger, vite fait, mais depuis le 4, donc depuis trois semaines, il ne s’est pas passé un jour sans que j’accomplisse ce petit rituel ; première surprise. Secundo, c’est seulement maintenant que j’en prends conscience.

Je ne sais pas ce que cela veut dire exactement, mais cela veut dire quelque chose. Me maquiller dans ma situation, rien de plus absurde ! Et pourtant ça m’a paru naturel, ou plutôt je ne me suis même pas aperçue de cette incongruité.

Et c’est là que j’ai pensé : c’est comme tenir ce journal.

Seule au monde peut-être, je veux continuer à plaire. À qui ?

Et ces religieuses qui dorment sur le dos, les mains croisées sur la poitrine, pour être présentables si le Seigneur les rappelle à Lui dans leur sommeil ? C’est leur maquillage à elles.

Je comprends mieux l’horreur que c’est d’être privé de tout moyen de travailler son apparence. Tel un animal.

Ma seule liberté, ma dernière liberté, c’est de me peindre les lèvres tous les matins. Et d’écrire. Tous les matins aussi !

Ce n’est pas un hasard si on se maquille au crayon, au pinceau.

Il y a sûrement plein de gens qui ont pensé et écrit cela avant moi. Je devrais peut-être m’abstenir d’enfoncer les portes ouvertes. Mais c’est difficile de rester dans son coin quand on est devenu le centre du monde.

Un souvenir. Je parlais récemment de féminisme. Un jour Caroline, une amie, me racontait que sa grand-mère pendant l’occupation se faisait des traits sur les jambes pour imiter la couture des bas. Jacques nous écoutait, il a ricané : quelle aliénation ! Nous avons eu toutes les peines du monde à lui faire comprendre que c’était au contraire pour les femmes une façon d’affirmer leur liberté. Nous avons fini par renoncer. À l’époque je savais que j’avais raison, je le vois encore mieux aujourd’hui.

Bref : j’écris pour plaire, et voilà pourquoi je ne veux pas écrire n’importe quoi, mais pour plaire, ce que j’écris doit avoir du sens, et pour cela il faut que je travaille.

Côté style, j’ai encore des progrès à faire !

 

Mercredi 24 mai 2006

Alors voilà : je me remets à mon journal et il recommence à se passer des choses !

En plus de mes illuminations philosophiques, j’ai vécu des événements importants au cours de la journée d’hier. Je vais essayer d’organiser tout ça.

Primo : la catastrophe est probablement planétaire.

Je me promenais dans le parc qui domine la ville et d’où la vue est magnifique, quand j’ai remarqué un mouvement sur la mer, et quel mouvement ! Un énorme bateau avançait inexorablement vers le rivage. Comment avait-il pu se frayer un chemin jusque-là ? Je suis restée à le regarder, fascinée, incapable bien sûr de faire quoi que ce soit pour empêcher laccident, et en même temps presque contente qu’il se passe enfin quelque chose, surtout que je ne voyais personne à bord, aucune victime potentielle, ce qui tendait à prouver que l’équipage avait disparu comme tout le monde ici.

Cela n’a pas manqué : le bateau, un genre de cargo, a heurté un banc de sable. Puis, lentement, il a un peu tourné sur lui-même et sest couché.

Comme je n’avais pas entendu de bruit de moteur, je pense quil dérivait depuis longtemps, à court de carburant. Il doit y avoir par les mers quantité de ces mastodontes qui tôt ou tard, s’ils ne se sont pas heurtés et entre-coulés, vont venir s’échouer sur les côtes en provoquant éventuellement d’horribles dégâts.

Ainsi, les gens comme moi sont en grand danger. Notre rareté fait notre prix, en nous protégeant des agressions du hasard. Mais l’ennemi est de taille ! Tous les engins qui étaient en mouvement au moment de la disparition n’ont pas dit leur dernier mot. Sans doute que les avions qui volaient cette nuit-là se sont écrasés depuis longtemps. Je n’ai pas voulu aller me rendre compte, mais j’imagine que les grands aéroports et leurs environs offrent un spectacle apocalyptique, avec tous ces décollages et atterrissages perturbés ou interrompus. Mais il y a le reste ; les satellites, qui ont peut-être besoin de l’homme pour rester sagement en l’air (en fait, je n’en sais rien), les bateaux à la dérive, et tout ce que j’oublie ou que j’ignore. Bref, j’ai intérêt à m’éloigner de la mer, mais aussi des sites nucléaires. Je ne regrette pas mon détour atlantique, mais décidément il faut que je gagne vite une retraite plus sûre. En plus, j’augmenterai mes chances de rencontrer d’autres rescapés, qui auront fait le même raisonnement que moi !

J’ai gardé mon idée du Massif Central. J’ai cherché sur la carte, et ce qui m’a paru le mieux c’est l’Aveyron. Pas très loin d’ici, montagneux mais pas trop, climat agréable (je suppose), ressources naturelles (gibier, champignons), sûrement de bonnes caves, riches en conserves… Oui, ça me paraît un bon plan !

Le temps de tout préparer, je fixe mon départ à jeudi matin, demain, donc. Je reprendrai ce journal après mon arrivée.

L’autre événement quand même (j’ai failli oublier !!!) : je suis suivie !

 

(À suivre.)

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