Sauf, 41

Publié le par Louis Racine

Sauf, 41

 

30 juillet

Bien que fatigué après le dîner (je crois que je vais renoncer au champagne systématique), j’ai atteint la troisième leçon. Les choses sérieuses commencent.

Mais d’abord le rêve (le dernier de la nuit), pendant que je m’en souviens encore :

Je suis à Montmarault, dans la maison telle que je l’ai connue autrefois ; je dois être beaucoup plus jeune ; il est tôt le matin, tout le monde dort ; j’entends sonner à la porte, à coups répétés ; je suis très ému, je descends l’escalier à toute vitesse, pieds nus, ce dont j’ai honte, mais il est trop tard pour réparer cette distraction ; j’ouvre la porte ; sur le seuil se tient, grand, souriant, lumineux, Yves Montand, celui des années soixante, mais qui aurait emprunté des traits à un professeur de mon adolescence (je préciserai plus loin) ; je me rappelle alors que je l’avais invité secrètement, pour faire une surprise à mes parents, à ma mère surtout ; sans plus attendre il se met à chanter, c’est magnifique, j’en pleure de bonheur, mais il remonte dans sa voiture, une DS décapotable, et repart en agitant la main, toujours chantant, toujours souriant, comme dans un film, une comédie musicale, et mes pleurs redoublent car je me rends compte qu’il y a maldonne, que l’invité surprise s’en va beaucoup trop tôt, que mes parents n’auront pas profité du spectacle, et je lui en veux.

En écrivant, je ressens à nouveau ce mélange d’exaltation et d’amertume. J’aimerais retrouver le nom de ce professeur, un grand type élégant qui enseignait la physique, matière que je détestais. Je ne l’ai jamais eu (j’étais abonné au mesquin Picard), mais des copains me parlaient de lui, plutôt en bien, et il éveillait en moi un certain intérêt.

Ça me revient. Il s’appelait Nicot. Nom que je trouvais ridicule.

Quant à la chanson du rêve, c’était La Chansonnette.

Rêve-élation, changement de niveau. Mais jouissance éphémère. Il m’est presque douloureux de constater quelle distance me sépare de moi ; je me donne à moi-même à déchiffrer, non sans succès ; mais plus j’avance, plus le but s’éloigne. Tout se tient en se défaisant.

Problème surtout du rapport entre le passé et cet absurde présent. Plus qu’entre le rêve et la réalité.

Idée résurgente d’une expiation. Si je n’éprouvais pas si intimement – au fait, ai-je encore une intimité ? Je préfère attendre un meilleur moment pour y réfléchir – la sensation de vivre, je pourrais me croire mort. Mais cette mort mystérieuse, inconnue, a peut-être toutes les apparences de la vie. Ce dont je ne peux douter, sans pouvoir l’expliquer, c’est l’absence des autres. Absence qui peut-être ne les empêche pas de connaître mes moindres faits et gestes.

Serais-je espionné en permanence ? L’imaginer seulement pourrait faire partie de la punition. Mais alors, tous ces péchés que je commets depuis bientôt trois mois ?

Honnêtement, il y a pire que ma situation. Je devrais donc m’estimer heureux et me tenir tranquille.

C’est-à-dire crever dans mon coin ?

Je ris, c’est sûr aussi.

Question lancinante : qui ferait quoi à ma place ?

N’être libre que de délibérer. Si seulement c’était en connaissance de cause !

Je n’ai pas touché les tarots depuis un mois. Voyons ce qu’ils disent.

Question : « Ai-je raison de faire comme je fais ? »

Tirage : le Pendu – l’Hermite – l’Empereur – le Monde.

Somme : la Roue de Fortune.

Elle est bien bonne.

 

Troisième leçon : ça y est. D’avoir étudié le latin et l’allemand me facilite la tâche. Quand même, j’ai bien mérité un coup de Barsac (à la température de la cave, c’est largement suffisant ; comment faisaient-ils avant l’invention du frigo ?).

À certains moments, ce que je boirais le plus volontiers c’est du lait. Trop tard, malheureusement. J’ai manqué de prévoyance. Et les fromages ! Avoir de tels vins et pas une miette de roquefort !

Et si j’essayais de domestiquer des animaux sauvages ?

 

31 juillet

Quelle dégradation ! L’idée de descendre en même temps l’escalier et une bouteille et des figurines (en l’occurrence la troupe des marionnettes au complet sauf le PCR) n’a pu me venir qu’après l’absorption d’une certaine quantité de mauzac cépage vert. Je descendis donc marche à marche un mauzac cépage roux (moelleux) en hurlant ce chant improvisé :

Du mauzac à Mazac

dans le Mas du massacre

et que tombent les masques

et en tirant au jugé sur ces pauvres cibles, sans en rater beaucoup, malgré la pénombre. Ce n’est qu’à l’aube, en retournant sur le théâtre des opérations (une simple soustraction : la compagnie ne compte plus que trois membres dont la grand-mère, le loup aussi est devenu idéal, Donald n’en parlons plus), que j’ai remarqué, accrochée au mur juste au bas de l’escalier, une affiche sous verre dénonçant avec l’humour du connaisseur (du repenti ?) les méfaits de l’alcoolisme. C’eût été hier soir, je la ponctuais d’une dernière balle à moins qu’elle ne fût pour moi.

 

(À suivre.)

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