Sauf, 36

Publié le par Louis Racine

Sauf, 36

 

CINQUIÈME CAHIER

 

22 juillet (suite)

Cinquième cahier, déjà. Il faut dire que je n’écris que sur les pages de droite. Celles de gauche, trop inconfortables, restent entièrement vierges (de dessins, surtout : j’ai toujours été nul en dessin). Je pourrais certes les employer à noter ces additions, ces commentaires que m’inspire chaque relecture, mais

Marine a raison. Je ne dois pas me laisser surprendre par l’hiver. Il approche à grands pas, vu la vitesse à laquelle sont passés ces deux mois et demi.

L’alternative est la suivante : ou rester ici, et me préparer à affronter un froid probablement assez vif, ou migrer vers le sud, sachant que je buterai tôt ou tard sur la Méditerranée.

Au cours de mes récentes explorations, j’ai découvert dans une grange un vieux side-car en état de marche. Je me demande si ce ne serait pas le moyen de locomotion idéal. C’est stable. Et suffisamment volumineux et rapide pour triompher des chiens même en bande. Je nous vois bien, Anékhou et moi, sillonnant l’Europe voire le monde à bord du romanesque engin.

L’idée, ce pourrait être :

Les plages de Catalogne, profiter de la fin de l’été, les enfants seront ravis. Qu’est-ce qui était si pénible la dernière fois ? L’affluence. De ce côté-là, plus de problème. Bon, si je regrette trop les petites baigneuses, j’en sculpterai dans le sable. J’habiterai quelque temps la maison de Dali à Cadaquès. Je visiterai à fond Barcelone. Je me promènerai comme chez moi dans le parc Güell.

À mesure que l’hiver approchera, je descendrai vers le sud. Noël à Grenade. Je résiderai à l’Alhambra. Jour de l’An à Tarifa, ou dans un de ces minuscules ports de pêche d’où l’on voit les côtes marocaines. Mais peut-être devrais-en profiter pour découvrir le Portugal. Passer l’automne dans l’Alentejo, par exemple.

J’entends bien ce que me diraient certains, certaines plutôt, notamment parmi mes collègues. Je manque singulièrement d’ambition. Et d’imagination. Et de classe. Une chance pareille, ne pas la saisir ! La maison de Dali ! Admettons ! Mais pourquoi pas Versailles, Chenonceaux, ou, tiens, ne serait-ce que Cheverny, d’où fut prélevé Moulinsart ? Jamais rêvé de dormir à Moulinsart, d’en explorer les recoins ? Moi, à ta place, je mènerais une vie de roi du monde. Je roulerais carrosse et me vautrerais dans les plus grands palaces. Libre d’aller partout, je ferais de cette planète un paradis, composé de tout ce qu’elle offre de plus beaux paysages, de plus beaux monuments, de plus belles réalisations du génie humain ! J’apprendrais à piloter ou à naviguer pour franchir les mers, gagner du temps – en perdre serait dommage ! Mais toi, tout ce que tu trouves de plus urgent comme destination c’est Montmarault ! Mon pauvre ami, tu manques d’ambition, d’imagination, de classe !

Le tout débité au choix par l’hystérique Nadège Rigolot ou la bourgeoise faux-cul Nadine Robin, les deux NR-vamps, les vieilles pies du dernier carré où l’on rumine sa bile. Mais attention : ambitieuses, imaginatives, et surtout, surtout : quelle classe !

 

Je me suis interrompu un instant : le nocturne m’est revenu ! Je l’ai enregistré au dictaphone.

Je n’aurais pas cru que l’évocation des deux sorcières aurait cet effet-là. Mais ça n’a peut-être aucun rapport.

Roi du monde, je le suis incontestablement. Tout Robinson est un maître. Serait-ce toi le maître, Anékhou ? J’ai rêvé, je ne sais plus quand, j’avais oublié ça, que tu portais une couronne et m’obligeais à manger des souris. Réminiscence du Chat botté ?

Et si je rentrais au Havre ? L’hiver y sera moins rude qu’ici. Oui, je sais, Anékhou, Un rude hiver. J’ai lu Queneau avant toi. Exercices de style dans l’édition Massin. Mon père avait ça. Mes huit ans en furent illuminés. Qu’est devenu ce bouquin ? Mais remonter, non. Trop peur des risques majeurs. Une telle concentration de matières dangereuses. Si ça se trouve, c’est déjà invivable là-haut.

Là-haut et partout, sauf dans un rayon de cent kilomètres ?

Je crois comprendre pourquoi j’ai dédaigné cette grande maison sur les hauteurs de Najac, à l’opposé du château, château elle aussi à sa manière, fin dix-huitième peut-être, pourquoi je n’ai pas voulu m’y établir, préférant une ferme isolée, moi qui suis si peu paysan et si poltron, à cette blanche bâtisse dominant tout le village – mais bordée d’un bois effrayant.

C’est comme pour le charmant château de Fréjeroques, qui me faisait tant rêver il y a trente ans : il me semble avoir privilégié la possibilité d’une observation panoramique. L’absence de protection ou de visibilité sur un côté, la crainte d’une agression par derrière a eu raison de mes prétentions aristocratiques. Cela dit, le Mas n’offre pas de poste de guet omnidirectionnel, sauf à grimper dans les arbres. Mais je m’y sens plus en sûreté du fait de cette position à la fois éminente et dégagée.

La pancarte « chambres d’hôtes » elle aussi a dû peser dans ma décision, même si évidemment je n’occupe ni ne compte occuper aucune de ces chambres.

Pour la Surveillance du Territoire, j’avais d’abord songé au donjon najacois, mais, bien que remplissant les deux conditions voulues, éminente et dégagée sur tous les côtés, cette vigie est par trop vertigineuse, du fait qu’elle culmine dans un creux (l’altitude aux deux sens du terme latin). Je préfère le plateau.

Tout en écrivant cela, je repense à une expression que j’ai déjà employée dans ce journal : ils m’ont laissé les clés. S’il est vrai que j’ai les clés du monde – alors qu’il ne m’a jamais été si hermétique, mais cela tient peut-être à ma seule situation (mon histoire et son histoire viennent de se rejoindre) –, ai-je pour autant les clés de moi ?

J’ai changé, depuis deux mois et demi. J’ai vieilli, comme dirait Zazie. Je ne vois plus mon aventure de la même façon. Les premiers moments, les pages qui en sont le reflet, même déformé, me paraissent en quelque sorte validés par cette ancienneté.

C’est terrible, ça part dans tous les sens.

À l’impression d’étrangeté que j’ai pu ressentir en relisant certaines pages de ce journal (pourquoi certaines ? en fait, pratiquement toutes) s’en substitue une autre : je me reconnais, c’est bien moi, mais parce que ce n’est plus moi. Comme si peu à peu les organes de ma mémoire « accommodaient » (pour prendre l’image d’une image).

C’est là qu’il faudrait avoir lu Proust. Enfin, je crois.

Les quelques lignes du 20 juin relatives à ce décalage échappent (pour le moment en tout cas) à cette évolution dans la perception que j’en ai. On verra pour cette page-ci. Je ne crois pas à une posture critique détachée de toute temporalité.

Mon évolution est celle de ma lecture. Je serais tenté de dire, sans le contre-exemple ci-dessus, que c’est mon texte qui évolue. De fait, il évolue. La question est de savoir dans quelle mesure ce que j’écris maintenant (adoptant ou non une perspective critique) modifie ce que j’ai déjà écrit.

Je m’applaudis d’avoir choisi de tout conserver sans rien corriger (sauf une faute d’orthographe ici ou là). Ai-je eu tort de jeter mes premiers feuillets ?

Premiers jets. Jeter avant de garder.

Je choisis d’avoir confiance. Il devait en être ainsi.

La pire abomination : cesser d’avoir confiance en moi.

L’ombre du laurier-rose fait sur le mur comme une silhouette humaine. J’ai faim. Un ouzo pendant que je prépare le thon. Anékhou sera content. Je reste éberlué par sa fidélité. Elle me rassure quant à mon pouvoir de rassurer. L’ennemi n’a pas changé, lui : c’est bien toujours la peur d’avoir peur.

 

(À suivre.)

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