Sauf, 28

Publié le par Louis Racine

Sauf, 28

 

QUATRIÈME CAHIER

 

(29 juin, suite) Peut-être le monde, la réalité sont-ils une construction mentale propre à chacun. Peut-être que ce que nous appelons le monde, c’est une pluralité de mondes parallèles.

Peut-être chacun de nous a-t-il disparu pour tous les autres, hypothèse que je pourrais rejeter en me fondant sur mon expérience ; mais si brusquement, pour une raison que j’ignore, s’était produite une déconnexion générale ? Si l’histoire universelle s’était atomisée en milliards d’histoires universelles, toutes aussi vraies, aussi réelles en même temps ? Que voudrait dire d’ailleurs « en même temps » ? La seule vraie simultanéité serait-elle celle de cette déconnexion ?

Mais pourquoi ne serais-je pas seul à connaître l’exil, ou tout au moins seul avec d’autres, ces autres et moi formant une classe particulière d’individus, de sujets, sujets à une certaine forme de folie ? Qui sait si je ne continue pas à côtoyer à mon insu le monde que j’ai toujours connu, et qui doit juste me trouver un peu bizarre ? Mais dans ce cas, pourrais-je seulement envisager cette hypothèse ?

Tiens, encore une chose que j’avais oubliée. C’était pourtant l’incipit d’une précédente version de ce journal, la deuxième pour être exact : « Je suis allé à Pierre Janet ». De fait, assez tôt, le troisième jour me semble-t-il, en revenant de la maternité, je me suis arrêté à l’hôpital psychiatrique, l’HP, que j’ai rebaptisé je ne sais plus quand l’hippopotame, surnom qui n’a jamais fait rire personne, et prêtait plutôt à confusion du temps de l’Hippopotamus, sur lequel il y aurait beaucoup à dire, mais je reviens, je retourne à Pierre Janet.

Il s’agissait de vérifier que les malades avaient bien disparu eux aussi.

Autre absurdité. Mais le plus absurde est peut-être qu’ils avaient effectivement disparu.

Quand même, je me suis fait des films, et si j’ai longtemps hésité à emprunter le tunnel Jenner je crois que c’était à cause de ces imaginations : j’imaginais, tapis dans l’obscurité et prêts à me jouer un mauvais tour, un troupeau de fous rassemblés sous la houlette du plus fou d’entre eux. Je vois que logiquement, ç’aurait dû être moi.

Au passage, je note : Janet, Jenner.

Mais Jenner n’est pas Saint-Cloud, d’une extrémité on aperçoit l’autre, et un matin où j’étais en forme, après avoir constaté que la voie était bien dégagée sauf quelques amas de ferraille, je me suis offert par la montée une descente à la Zarifian, un travelling que j’ai prolongé jusqu’à la mer. J’ai garé la 3500 GTi devant l’Office du tourisme, j’ai marché jusqu’au bout de la jetée, j’ai eu envie de plonger, il s’est mis à pleuvoir, je suis rentré me faire un bon irish coffee.

Ponctuation pianistique. C’est Anékhou qui s’amuse. J’ai sursauté, forcément.

Tiens, nous sommes le 29 juin, le jour où je devais me faire opérer de mon Dupuytren.

Félix m’a raconté une curieuse histoire, un soir que nous sortions de l’Éden (nous venions de revoir Orange mécanique). Nous sommes allés boire un pot dans un bar du quartier. Mon collègue était bouleversé. Je crus que c’était par la violence ou par le propos du film. « Non », me dit-il. Je crois qu’en effet je devrais lui laisser la parole.

« Non, me dit-il, si je pleure (mais j’ai tout autant envie de rire), c’est que je viens de vivre l’expérience la plus forte de ma vie. Je ne parle pas du film, mais le film m’y a replongé. Je m’y attendais, remarque, j’ai un peu joué avec le feu. Estelle n’a pas voulu m’accompagner, j’ai hésité, mais enfin. »

Estelle a bien fait, ai-je pensé le temps que Félix boive une première gorgée de Talisker. À cette époque je n’étais pas encore divorcé, mais je m’intéressais beaucoup à Estelle et aimais bien sentir du tirage dans les autres couples ; en l’occurrence, je me trompais complètement, jusqu’à la fin Estelle et Félix ont été très unis. Estelle était merveilleuse.

« Tu ne le sais sans doute pas, reprit Félix, mais j’ai été récemment opéré d’un lipome au niveau de l’omoplate. On devait me faire une anesthésie locale. Je n’appréhendais pas spécialement l’intervention, mais une fois que j’ai été tout nu sous ma blouse stérile je me suis mis à claquer des dents, à frissonner, puis à trembler, de plus en plus fort : j’avais froid, réellement froid, et en même temps je me rendais compte que ce n’était pas normal, je sentais que le chirurgien s’énervait, j’avais honte, bref, on m’a injecté une bonne dose de calmant. L’opération allait pouvoir commencer. »

Gorgée. (Moi aussi. Je bois en même temps que mon personnage, comme Haddock dans Le Secret de la Licorne.)

« Mais j’ai fait une réaction très étrange au produit. Je me suis mis à délirer, enfin, non, justement, c’est ça le pire. C’était comme si on m’avait injecté un sérum de vérité. J’étais à la fois parfaitement conscient de ce que je disais, de ce que j’allais dire, luttant contre le temps pour pouvoir aller jusqu’au bout de chacune de mes déclarations, et elles s’enchaînaient automatiquement, tandis que j’éprouvais tour à tour un sentiment de sérénité, de confiance ou au contraire de terreur, jusqu’à hurler ; mais parfois j’éclatais de rire. C’était horrible. Et je me suis mis à trembler de nouveau, mais de tout le bassin, tu vois : des soubresauts dont j’avais une honte affreuse, mais que je ne pouvais pas plus réprimer que mes paroles, et dont je parlais aussi, puisqu’il était entendu que je devais tout dire, tout ce qui me passait par la tête, tout ce que j’éprouvais, tout dire mais en respectant toujours la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité ; c’était comme au jugement dernier. Les autres, je crois qu’ils étaient trois, me parlaient, tentaient de me calmer, mais je réinterprétais aussitôt leurs paroles comme celles de juges impitoyables, et l’alternance prenait une forme de plus en plus radicale, en s’accélérant, je passais sans arrêt de la lumière à l’obscurité, j’ai même vu à un moment cette intense lumière blanche dont parlent ces récits que je n’avais jamais pris au sérieux de gens qui ont été au seuil de la mort, tu sais, les N.D.E., et je pensais à tout cela, et je rendais compte en direct de mes pensées, etc. Je me rappelle aussi que l’image d’un damier apparaissait quelquefois, et je commentais, comprenant qu’il y avait là une figure de l’alternance noir-blanc, tu vois, j’étais on ne peut plus lucide, mais ma peur augmentait, je pensais à l’enfer, je précise que je n’ai jamais été croyant, juste un peu superstitieux peut-être, mais là j’y croyais, j’imaginais ou plutôt je sentais que je n’avais plus le temps d’imaginer tous ces châtiments que j’avais mérités, toutes ces souffrances qui m’attendaient, je ne souffrais pas, sinon de la peur, jusqu’à ce que »

Gorgée(s). Pas oublier le frichti quand même. Non, tout va bien. Coq au vin, les amis (conserve maison maison).

« je décide – c’était vraiment une décision, l’expression d’une volonté – que j’avais confiance ; que c’était trop horrible pour être ça. Que la révélation que j’avais eue (tout en faisant les miennes) restait pleinement valable, à savoir que la vie est beaucoup plus complexe et simple en même temps que nous le croyons – et je tenais là une vérité dont je sentais le caractère universel, tu entends ? J’ai même à plusieurs reprises parlé à mes juges comme à des initiés, considérant d’ailleurs que beaucoup de gens savaient, que tous, au fond, nous savons, tu entends ? Ce que nous pensons, ce que nous vivons n’est que la surface. Cette révélation donc restait valable, complètement vraie, mais ce qui était tout aussi vrai et plus fort encore parce que la seule façon de supporter, mais efficace, la seule efficace, de supporter l’horreur, c’était de croire. La révélation était donc double : c’est trop horrible, et en même temps : c’est trop beau. Ou plutôt elle était triple, puisque, j’y insiste, j’ai confié à ces inconnus des secrets que je ne répéterai jamais à personne, pas même à Estelle. »

Tant mieux, ai-je mesquinement pensé. Félix a eu un sanglot, puis il a repris :

« Je leur ai dit : “Vous faites un métier horrible”, pensant à tout ce que leurs patients leur faisaient subir, les plaignant de détenir le grand secret, puis comprenant qu’ils étaient forcément complices et que j’étais pris dans le plus diabolique des pièges, puis me persuadant qu’ils étaient là au contraire pour réparer tout ce mal, et je leur disais alors, et c’était ma conclusion : “Vous faites un métier merveilleux, la vie est merveilleuse”. Bien sûr si ça se trouve c’est simplement qu’ils m’avaient injecté je ne sais encore quelle saloperie. Quand je me suis réveillé – oui, j’ai fini par m’endormir complètement –, donc au réveil j’étais physiquement très bien, détendu, juste un petit fond de migraine, rien de méchant, mais terriblement inquiet. Je me rappelais tout exactement jusqu’à mon credo final. Simplement j’aurais voulu pouvoir effacer les fichiers, faire que ça n’ait pas eu lieu – non pas mes crimes, entends bien, mais mes révélations –, j’espérais avoir rêvé, tu vois ? J’avais hâte de revoir le chirurgien et l’anesthésiste, et si possible l’infirmier ou l’infirmière, tout ce petit monde, pour d’abord m’excuser, alors que je n’y étais pour rien, disons m’excuser d’être aussi fragile, cela dit j’avais signalé à l’anesthésiste que j’étais d’une nature anxieuse et que j’avais fait une tentative de suicide à l’adolescence. »

Lui aussi. Bon. Garçon, la même chose.

 

(À suivre.)

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