Sauf, 27
Il m’arrive de regretter l’odeur des hommes. Les femmes, n’en parlons pas.
Je vais visiter le château. Puis j’irai voir d’un peu plus près cette maison que j’ai repérée en allant au Viaur.
Le Viaur ! consternant.
Je ne corrige pas, je ne corrige plus, mais il m’en coûte. Relire les pages qui précèdent m’a causé un profond malaise. Cette phrase surtout où je parle du charme de Najac et où j’appelle les Najacois « les autres ». C’est comme si c’était moi qui avais désiré cet enfer aux faux airs de paradis.
La visite du château m’a redonné confiance en moi. Impression d’avoir retrouvé mes jambes de vingt ans. Surtout, parvenu au sommet du donjon, j’ai pu m’approcher des créneaux, y rester un long moment, me pencher, observer la campagne tout autour, y compris aux jumelles (épreuve décisive). Un peu de vent donnait plus de prix à l’expérience. Le vertige ne m’a saisi qu’au bout d’une bonne demi-heure. Mais alors il m’a fallu redescendre très vite, et arrivé dans la grande cour j’ai dû m’asseoir et attendre que ça passe : je voyais réellement le château tourner autour de moi, sensation nouvelle. Et je n’ai pas voulu m’aventurer sur la passerelle menant aux appartements seigneuriaux. Une autre fois.
C’est drôle que je n’aie pas poussé jusqu’à l’église après le château. Mais je me rappelle : je savais que je ne pourrais pas entrer sans forcer la porte, et la porte d’une église, non, ça me gêne *. Tandis que celle du château, c’était presque jouissif. Fini malheureusement le temps où l’on pouvait entrer en escaladant la muraille ouest, ils l’ont relevée. De toute façon, même à l’époque il fallait être deux. Ou emporter un escabeau.
* On dit ça. Voir 15 août.
Dorénavant je me promènerai avec mon escabeau, comme un petit ramoneur – sans sa bergère, hélas ! Je ne risque guère le vertige. Encore que.
Du haut du donjon, j’ai aperçu près du camping la piscine municipale. Elle n’existait pas de mon temps ; je n’en profiterai pas davantage, sauf à la remplir moi-même. Pour les baignades, j’ai ce qu’il me faut, un étang dont je reparlerai forcément. Les rivières en revanche ne m’inspirent pas confiance, l’Aveyron surtout ; trop maigre, flottaisons suspectes (mais je me fais peut-être des idées).
Toujours aucune présence humaine, de ce côté-là le calme absolu, je suis comme le gardien d’un immense cimetière. Les animaux, eux, sont bien là, quoique peu visibles. J’ai envie d’explorer le pays, prudemment. D’abord m’équiper, armes et défenses (protections contre les morsures, c’est ce que je redoute surtout). Puis y aller doucement. Je commencerai par le petit bois près de la maison.
Une ressource non négligeable : les champignons.
Quant à courir le monde, je n’exclus pas de migrer à l’automne, Espagne, Portugal, Maghreb, Italie, Grèce, on verra. Bientôt deux mois depuis la catastrophe, et je me sens encore incapable d’affronter les très grandes villes et les régions lointaines. Quasi-certitude que l’humain a reflué de partout, que le spectacle du Havre, de Clermont-Ferrand, de Rodez silencieux et mornes sous le bleu intense du ciel est ce que je peux espérer de plus agréable comme images de la réalité urbaine d’aujourd’hui ; si la nature reprend partout ses droits, si la loi de la jungle doit désormais régner dans les rues d’Espalion, je préfère attendre ici la fin de la belle saison, et peut-être les manifestations d’une dégradation universelle : je prévois le pire sans le prévoir précisément, sans pouvoir l’éviter en tout cas. Je trouve déjà prodigieux d’avoir réussi à survivre en gardant le moral et même une certaine bonne humeur, une espèce d’énergie qui m’est indispensable pour écrire et que j’entretiens par l’écriture. Oui, je vois bien que ma vie maintenant est liée à cette activité qui pourrait paraître (n’est-ce pas ?) si gratuite dans ma situation.
J’irai à Villeuf tantôt, faire le plein de carburant ; il me faut du super pour Didite, et pour mézigue de l’A.O.C., et de l’eau évidemment. Non que je n’aie pas confiance dans celle qui coule ici en permanence (une source : cette maison a décidément bien des avantages), mais pour le cas où elle viendrait à se corrompre ou à se raréfier. Le débit du reste est assez modeste, de l’ordre de 150 litres par heure.
Quelques mots sur ma nouvelle résidence, le Mas, au Puech Marty : belle grande maison de maître, dans une ferme dont les dépendances ont été transformées en gîtes. Le tout sur une légère éminence ; en contrebas, petit bois, étang (brochets, sans doute). Intérieur aménagé et meublé avec goût. Piano (ça me manquait). Guitare (mon Dupuytren continue à évoluer, tôt ou tard j’aurai besoin d’un instrument de substitution). Télescope (toujours intéressant). Jardin encore agréable quoique défraîchi, vaste potager, mal en point mais exploitable (il faudrait juste que je m’y mette) ; à l’évidence, les occupants étaient des adeptes de la culture bio. Je serai très bien ici. Anékhou aussi. Dans l’entrée, une tapisserie brodée avec une inscription en suédois : « Till god vän är vägen gen om ock han fjärran bor. » Il est question de chemin et d’habiter, et je suppose que « ock » est une variante pour « och », qui habituellement veut dire « et », et que « om och » signifie la même chose qu’en allemand « wenn auch ». Tiens ! Y aurait-il une parenté entre « och » et « auch » ? Si oui, il m’aura fallu plus de trente-cinq ans pour m’en aviser !
Traduction provisoire, et incomplète : « Jusqu’à un bon... le chemin est..., même s’il habite... »
Je devine, mais je vérifierai.
J’ai une hésitation quand même sur « gen om » ; la phrase est coupée en deux lignes à cet endroit-là, l’une au-dessus, l’autre au-dessous des personnages ; on n’aurait sans doute pas coupé dans un mot, surtout sans l’indiquer par un tiret, mais « genom » existe, c’est une préposition qui veut dire « par, à travers », comme dans le titre suédois du Merveilleux voyage de Nils Holgersson ; non, ça n’irait pas pour la syntaxe ; toutefois cette coupure reste remarquable, s’agissant justement de chemin.
Ça me rappelle une conversation avec Auberger. Il faudrait que je fasse l’effort de retrouver ce qu’il m’a expliqué ce soir-là sur l’importance de la racine per- / por- dans la genèse de notre civilisation européenne. C’était devant la Galerne, il sentait le vin, ses yeux brillaient, je passe.
De nouveau un splendide coucher de soleil. Je sirote un whisky au jardin. Chauves-souris, chat-huant. Je continuerai à l’intérieur, pendant que le dîner mijote. Les chandeliers sont prêts.
Des réflexions qui me viennent parfois :
Et si la catastrophe, c’était moi ?
Et si c’était moi qui avais disparu ? Question à double sens :
- comment réagiraient (auraient réagi) les autres à ma disparition ?
- c’est peut-être moi qui ai disparu.
Je sais que je ne rêve pas, mais je ne suis pas sûr que ma réalité soit la réalité. Je suis peut-être passé dans une autre dimension.
Dans quelque antichambre peut-être, quelque sas ?
Si je vis en étant mort, force m’est de reconnaître que, comme je l’écrivais tout à l’heure, cet au-delà par certains côtés ressemble à l’enfer (et le pire est sans doute à venir) ; ce serait assez drôle : l’enfer, ce n’est pas les autres, c’est soi.
J’ai souvent dû repousser cette amorce, sentant indistinctement qu’il y avait là une réminiscence importune : « donc j’étais ». Je comprends maintenant d’où venait ce mauvais départ.
Saint Roch, protégez-moi !