Sauf, 24

Publié le par Louis Racine

Sauf, 24

Marre des mots. Ils en disent trop et pas assez. Je pourrais passer le reste de ma vie à les enchaîner. Ce n’est pas ça écrire. Ce n’est pas ça vivre.

Et si ce n’était que ça ?

Idée que j’en fais trop, que je survis comme d’autres surjouent. Surjouaient.

Et si je jouais à vivre ?

N’ai-je pas toujours joué ? À être un mari, un père, un veuf, un divorcé ? un prof ? Le sot projet, c’était avant, peut-être.

L’écarté, en revanche, je n’avais jamais essayé.

J’ai fini de déjeuner, je suis dans le jardin de l’évêché, à Rodez. Temps superbe ; Anékhou et moi on s’est fait des tripous, une grande boîte à deux. Les pommes de terre étaient cuites à point. Des Mona Lisa. C’est triste à dire, mais je suis presque heureux.

Presque : une morsure au ventre, permanente, comme seul peut en produire un sentiment de culpabilité, me tourmente depuis l’attaque des chiens. J’ai compris ce jour-là l’énormité de mon crime. Courage.

Le temps de changer de stylo, j’ai perdu la foi. Il faut pourtant raconter, pourquoi différer davantage ? Ce sera fait. Je ne peux pas tout rater. J’ai raté l’épreuve du viaduc de Rodez (voir plus loin), je n’ai pas l’intention de le cacher ; je ne raterai pas le retour sur mes vilenies havraises.

C’est que, quand je sillonnais la ville, mais surtout (c’est là que j’ai été le plus dégueulasse) quand je hantais les cages d’escaliers, il m’est arrivé

Commençons par la scène de l’ascenseur.

C’était dans l’immeuble de Gisèle, le premier jour. L’ascenseur était bloqué entre deux étages, depuis l’heure de la catastrophe. Comme je passais à la hauteur de la cabine bien visible à travers le grillage mais totalement aveugle (parois pleines, porte fermée), j’ai entendu geindre à l’intérieur. Je me suis approché, j’ai appelé. Un jappement déchirant m’a renseigné.

Je n’avais aucun moyen de venir en aide à cette pauvre bête. Les quelques coups de pied puis de marteau que je donnai dans la cage grillagée ne servirent qu’à l’affoler davantage, et je ne pus trouver aucun levier assez résistant pour faire sauter le verrou de la porte palière. J’abandonnai la partie.

Pourquoi, quelques jours plus tard, quand j’eus un peu repris le dessus, acquis le matériel et le savoir-faire suffisants (du reste rudimentaires), ne suis-je pas retourné libérer ce cabot, victime d’un maître ou d’une maîtresse noctambule ?

Pourquoi, n’ayant manifestement aucun humain à secourir, ne me suis-je pas recyclé dans le sauvetage – ou l’euthanasie – des animaux esclaves ? J’ai, certes, çà et là, alerté par leurs cris, d’un bon coup de masse ou d’une décharge de fusil fait sauter la serrure d’une porte d’appartement pour en libérer un ou deux, sans plan, à l’occasion, sauf le jour où j’ai méthodiquement visité une tour de la Porte Océane. J’ai achevé ceux que je découvrais pendant mes perquisitions et jugeais trop affaiblis pour pouvoir survivre, comme, dans la chambre d’une vieille dame, ce chat agonisant sur le tapis ; assoiffé, il avait renversé le verre du dentier. Mais je ne me voyais pas employer tout mon temps à ces opérations dont, n’ayant pas le don d’ubiquité, je sentais amèrement la vanité, et comme l’injustice. Pourquoi eux et pas les autres ? À la fin je n’osais même plus fouiller le moindre logement, par peur d’y trouver des animaux sans avenir.

Bref, j’aurais sans doute pu sauver ou soulager des milliers de ces bestioles, je ne l’ai pas fait. Je n’ai pas eu le courage. Je n’ai écouté que ma paresse. Je me méprise.

Ai-je été sauvé pour porter cette croix ? N’ai-je été sauvé que parce que je ne méritais pas de l’être ? Aurais-je vécu si j’avais été parfait ?

Anékhou bâille, il est beau.

Quand Gisèle me disait, rageuse : « il n’y a que toi pour poser ces questions » (elle prononçait yaktoi), je lui en voulais de me plonger dans de nouvelles affres, bien plus douloureuses (et que, bizarrement, j’ai toujours gardées pour moi) : comment cette femme intelligente, dont je partageais souvent les opinions, pouvait-elle me reprocher ma singularité ? Rien dans son ton ne trahissait même le moindre attendrissement. Pour elle, à certains moments, j’étais dans l’erreur, et c’eût été une erreur de plus d’en douter si peu que ce fût. Mais ça ne devait pas compromettre notre relation (jusqu’à une certaine époque). Pour moi au contraire, nos désaccords étaient de nature à ruiner tout le reste ; mais j’étais trop lâche, j’avais trop besoin de compagnie (bien qu’épris de solitude) pour faire valoir cette conviction.

Je ne saurais pas dire pourquoi (personne du reste ne me le demande, il n’y a que moi pour me poser ces questions), mais je me sens en ce moment, exactement au moment où j’écris, rasséréné. J’ai moins mal au ventre.

Trois heures. Une petite sieste à l’intérieur, et en route.

Rodez, ze dor.

 

Dictaphone :

Si ça se trouve, Lacamp aura gardé sa DS décapotable.

Je ne transcris plus.

J’ai beau m’interdire tout pessimisme, je dois reconnaître :

et d’une, que je suis un anti-Noé ;

secundo, que dans mon journal je mens beaucoup par omission (il ne fallait pas m’omettre) ;

mais, tertio, qu’il me manque (qu’il me manquera toujours ?) des clés

Gisèle, tais-toi.

 

Comme elle était mignonne Estelle me racontant la réaction de ses élèves de B.T.S. un jour qu’elle leur parlait du Tarn où elle passait régulièrement une partie de ses vacances d’été : « Le Tarn ? Mais y a rien à faire dans le Tarn ! »

L’Aveyron, c’est pareil.

Elle ne leur en voulait pas à ces (gentils) petits cons, un peu sciée quand même  malgré son habitude des B.T.S. utilitaristes, consuméristes, ouistes (mais gentils). Rationalistes, réalistes (croyaient-ils). Elle leur a juste reproché de parler sans connaître.

Qu’aurais-je répondu sa place ? « Ben vous avez raison les gars (les filles surtout, une majorité de filles en Commerce international), les vacances, c’est pas fait pour ne rien faire ! »

J’aurais bien emmené par ici, histoire de les convaincre (on se laisse rouler sur une pente herbeuse après un bon coup de rosé, on tombe tout habillés dans le Viaur, baignade, fraîcheur, on se sèche au soleil sur les rochers, on va se perdre dans les bois sous prétexte de trouver des girolles au mois d’août), quelques-unes de ces jeunes filles post-bac qui posaient aux reines devant mes petites princesses indifférentes.

– Il t’aurait fallu vingt ans de moins.

– Surtout pas ; rien de tel qu’une ambiguïté pour en cacher une autre.

 

(À suivre.)

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