Sauf, 4

Publié le par Louis Racine

Sauf, 4

Réveillé par une alarme de voiture. J’ai l’habitude. La première fois je me promenais en ville basse, j’ai couru voir de quoi il retournait. Personne. De temps en temps une de ces alarmes se déclenche toute seule, comme autrefois. Tant que les batteries seront chargées, je connaîtrai ce genre d’illusion. Mais bien sûr les alarmes des magasins restent muettes. De toute façon, alarme ou pas

Dans l’immeuble de Gisèle j’ai cru un instant à une présence humaine. C’était le matin de la Disparition. On entendait de la musique, venant d’un studio au rez-de-chaussée. J’ai voulu sonner (un vieux réflexe, je m’en suis débarrassé), puis j’ai frappé, puis j’ai défoncé la porte. Personne, bien sûr, mais un lecteur de CD à piles et dont la fonction répétition avait été activée. Je l’ai éteint. Dans le silence qui a suivi, un goéland a crié.

Un bon point, je peux écouter toute la musique enregistrée que je veux. Mais la radio reste silencieuse, la télévision ne s’allume pas, les téléphones et ordinateurs portables ne captent rien – aucune connexion possible à aucun réseau – et deviendraient vite inutiles, ne fût-ce que pour tenir ce journal, car comment recharger les batteries faute de courant ? J’ai bien essayé l’ordinateur de bord d’une Pontiac, avec imprimante ! mais bon, passer le reste de ma vie en bagnole

Brave petite Royal ! Ses rubans, ses haubans.

Il est revenu, le temps de la navigation à voile.

J’allume la radio, sans rien allumer du tout, geste automatique parfois, le plus souvent délibéré, toujours vain. Il m’arrive aussi de décrocher le téléphone.

Autre signe trompeur, les flammes qui naissent çà et là dans le paysage. Pas au sommet des cheminées, bien refroidies, mais l’autre jour une voiture a pris feu en pleine rue. Je suis allé voir. Le capot était grand ouvert (au moment de sa disparition, le conducteur devait connaître quelque problème mécanique). Je suppose qu’un goéland avait fourré son bec dans le fouillis des câbles, croyant y trouver sa pitance, et avait causé un court-circuit.

Voilà toute l’animation urbaine.

En écrivant ces dernières lignes, je sens fonctionner le mécanisme producteur de cette espèce de joie qui me sauve. Tant que je comprendrai (ou croirai comprendre) même les phénomènes les plus simples, ça ira. Mais que je suis ignorant du monde où j’ai vécu ! Quand j’étais gamin, je savais tout, à commencer peut-être par les moyens d’éviter les questions gênantes. Aujourd’hui je mesure (ou crois mesurer) l’étendue de mon ignorance. Il ne faudrait pas me demander, heureusement plus personne n’est là pour ça, comment marche (marchait) ne fût-ce qu’un ordinateur. Ou alors j’aurais des réponses tellement vagues

Moi qui

mais passons

Ce soir comme dhabitude j’allumerai le feu sur la terrasse, sans grand espoir. Peut-être écouterai-je un opéra. C’était beau l’autre nuit, Lohengrin à pleine puissance, appareil très performant.

Pourtant l’opéra qu’est-ce que j’y connais ?

Mais alors, non seulement les applaudissements, mais la moindre toux, quel supplice ! Je ne peux plus supporter les enregistrements publics.

Si j’avais été en mesure de prévoir ma situation actuelle, à coup sûr j’aurais surévalué mes sentiments à l’égard de l’humanité. Peut-être me serais-je accordé quelque chance de m’en tirer, mais j’aurais fait de la quête de plus en plus acharnée de l’autre, de n’importe quel autre, ma principale activité, l’œuvre et la condition de toute ma survie. Or je ne cherche plus. Je continue de fuir, avec, de temps en temps, un élan vers les absents, certains absents. Ce sont mes absences.

Faudra quand même que j’aille me rendre compte de plus près des dégâts sur le pont de Normandie. Aux jumelles, je distingue juste un amoncellement de carcasses de véhicules noircies sur la rampe sud. On dirait aussi que le tablier est endommagé.

 

Sylvain Manoury est un nom stupide, un calembour qui ne m’a jamais amusé, mais qui a eu le mérite de faire éclore sur les lèvres de Bérénice un joli sourire, tandis que ses paupières se plissant dessinaient de petits arcs espiègles, comme dans les comics. Alors je suis tombé amoureux d’elle. J’ai été assez bête pour lui parler de l’étymologie de son prénom, caser ma science. Je ne lui apprenais rien, et elle a préféré continuer à exploiter l’autre filon. Et le lait ? a-t-elle demandé.

Ma nourrice.

Bérénice est partie pour Strasbourg, mais y est-elle encore ? Qui est maintenant quelque part ? Moi. Moi au moins, je sais où je suis. Même si je sens bien que ça n’a plus tout à fait la même valeur qu’autrefois.

À la pensée que c’était mon intérêt pour Bérénice qui avait déclenché le divorce, alors que nous avions à peine flirté, et que je lui avais fait connaître Stéphane, j’aurais pu éprouver de l’amertume. Mais non, jamais.

J’ai dit que je raconterais dans l’ordre, et en me relisant (ne pas me relire ? je ne vois pas pourquoi) je note cette expression : « la première nuit ». Mais je devrais peut-être commencer par ma vie d’avant.

Je commencerai par la première nuit, mais dès la deuxième phrase je parlerai de Gisèle et des enfants. Et je devrai m’attarder un peu sur le passé.

Je perçois un rapport entre mon divorce et toute cette histoire.

Gisèle, j’isole. Ce cas m’isole de force.

Et après ?

Tous les prétextes sont bons pour parler de soi. Laissez-moi rire.

 

26 mai

Je viens de faire une rencontre décisive. À bientôt.

 

(À suivre.)

Publié dans Sauf

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