Sauf, 3
PREMIER CAHIER
24 mai
Très bien dormi. Je dors peu, mais bien. La mesure du temps est devenue imprécise, faute de références officielles, mais entre ma montre automatique (dont je sais qu’elle avance – avançait – d’environ vingt secondes par jour) et celles que je peux consulter ici ou là, sans oublier l’horloge de bord de la voiture, je m’en sors.
Changer de montre ? Je les possède toutes. Celle-là ou une autre.
Je suis attaché à celle-là, c’est vrai.
Bon, plus tard.
J’ai à ma disposition toutes les voitures que je veux. Je pourrais même piloter un avion si je voulais. Je trouverais des manuels pour apprendre. Gabriel m’a plusieurs fois proposé de m’initier à l’ULM. Si j’avais pu prévoir. Survoler la région à la recherche d’un semblable. C’est un beau rêve, mais en même temps je ressens une certaine paresse. Et / ou la crainte de l’échec. Reste le plaisir de voler. Puisque j’ai vaincu mon vertige. À vérifier quand même.
Je ne sais pas pourquoi je repense à cette pute. C’est fini tout ça, plus jamais. Plus jamais le corps d’un autre contre le mien. Je devrais peut-être faire une descente chez Aphrodite, ils vendent vendaient sûrement des poupées gonflables, sans oublier ces modèles en latex dont je sais l’existence mais que je n’ai jamais vus. Jamais employé aucun de ces substituts, pas aujourd’hui que je vais commencer. Enfin on verra. Aucune envie de me masturber depuis la Disparition. J’attends mon heure. Peut-être aurai-je d’abord une pollution nocturne, ça me rappellera mon adolescence.
À propos de pollution, plus tard
Je pleure beaucoup. J’aimerais vous y voir !
J’aimerais vous voir, autrement qu’en photo.
Bande de joyeux connards ! Voilà ce que je pense parfois de l’humanité. C’est du désespoir, mais j’ai bien le droit.
Autrefois je le pensais aussi. Avais-je moins le droit ? Serais-je en pénitence ?
Les absents, levez la main.
Mon nouvel itinéraire tient la route. Il n’y a plus qu’à partir.
Trois semaines ! Qu’ai-je fait pendant tout ce temps ? Pourquoi n’ai-je pas cherché plus tôt à gagner Paris ? Non, la solitude ne me pesait pas. J’ai encaissé, j’ai toujours été d’une résistance peu commune. Cette singularité-là ne suffit évidemment pas à justifier ma condition présente, mais elle me frappe. Cela dit, beaucoup de gens peut-être auraient réagi comme moi. C’est l’angoisse surtout que j’ai eu du mal à surmonter, et ce sentiment d’abandonner les miens – moi qui aurais bien sujet de me croire abandonné – si je ne faisais pas tous les efforts possibles pour les retrouver. Peine perdue, oui ! J’ai arpenté en long et en large, en voiture ou à pied, toute la ville, le port, et même la forêt de Montgeon. Résultat : néant. Mais en marchant, en conduisant, j’ai beaucoup réfléchi. Et le soir, je me payais de ces gueuletons ! Il faut bien le reconnaître, trois semaines de nouba ! Après le frais, les conserves !
Les œufs, c’est bientôt fini. Les œufs de poule en tout cas.
Aucune envie de manger du pigeon, ni de pêcher. Encore moins d’abattre un quadrupède !
La campagne. Il faudrait que je pousse plus loin. Une petite virée à Étretat, demain, tiens.
Le pourrissement général m’inquiète. Lors de ma dernière visite à Super U, j’ai cru m’évanouir à cause de la puanteur quand j’ai seulement entrouvert une des chambres froides. Heureusement que l’accident a eu lieu en pleine nuit ; si les produits frais s’étaient trouvés en rayon, quelle horreur ! J’imagine ce que ça doit être au Japon par exemple, si la catastrophe s’étend jusque là.
Ne plus ouvrir de frigo, de garde-manger, laisser les portes faire écran le plus longtemps possible aux miasmes et à la mort.
Ce n’est que le troisième jour que je me suis soucié du sort des malades de l’hôpital. J’y suis allé. Un désert, y compris en réanimation. Je me suis enhardi jusqu’à visiter la morgue. Je m’étais préparé au pire, sans savoir quelle forme il prendrait ; le spectacle d’un cadavre me donnerait-il même fugitivement l’illusion d’être moins seul ? J’ai ouvert le premier tiroir. De toute évidence, l’électricité a été coupée au même moment là-bas qu’ailleurs, et les génératrices n’ont pas fonctionné, parce que, peut-être, cela nécessitait une intervention humaine, ou pour une autre raison, qui m’échappe. J’ai vite refermé le tiroir bel et bien garni, et je suis sorti faire un tour en réfléchissant. Ainsi, seuls les morts sont restés. Pour disparaître, il fallait être en vie. Mais les décès ne sont pas imputables à l’arrêt des appareils. Serais-je un mort vivant ?
J’ai poussé jusqu’à la maternité. Des accouchements en pleine nuit, cela s’est vu. Et de fait, dans deux des salles, on s’était beaucoup activé, dans l’une surtout, où subsistaient les traces d’une expulsion toute récente – mais de bébé, aucun.
Tout le monde sauf moi.
J’ai toujours pensé que j’étais exceptionnel, non sans me sentir insuffisant.
Je suis exceptionnel, mais c’est moi qui n’ai pas été prélevé. Je suis résiduel.
Je suis le résidu.
Jour et nuit, j’observe la ville basse, le port, l’autre rive. Jumelles, lunettes et télescopes divers, je me suis équipé. Rien à signaler. La nuit tout est parfaitement obscur, cela fait longtemps que l’incendie sur le pont de Normandie est éteint, mais rien ne serait plus faux que de parler d’une ville morte. Elle grouille d’une vie animale d’autant plus bruyante, semble-t-il, qu’elle reste invisible. L’alliance des ténèbres et des hurlements de cette faune disparate et affolée est proprement infernale. Heureusement les nuits sont courtes en cette saison. Quand le temps le permet, je contemple les étoiles. Spectacle nouveau ici, que ne parasite plus l’éclairage urbain. Sinon je me réfugie dans ma guette. Les habitants des lieux devaient l’appeler le bureau bleu. Je dors plutôt le matin, barricadé dans le petit salon dont j’ai fait ma chambre. Un dispositif tout simple me garantit contre la surprise d’une improbable agression.
Au réveil, j’écris.
Je devrais raconter les choses de manière plus linéaire. J’ai peut-être tort de faire confiance à ma mémoire. Mieux vaudrait coucher tout cela sur le papier pendant que c’est encore frais. Et puis, si jamais je devais disparaître moi aussi
Renoncé à la machine à écrire ; c’était très romanesque, mais je me voyais mal la trimballer partout avec moi, tandis que ce cahier
tant pis pour le rituel, et pour la petite musique
envie quand même d’aller visiter les stocks de la papeterie du Chillou, rien que pour le plaisir, j’ai toujours adoré les papeteries, là au moins ça sentira bon.
Écrire à la main m’oblige à prendre soin de moi, car j’ai une écriture assez vite illisible. Je m’applique, mais j’ai bien peur d’être le seul à pouvoir me relire. Oui, bon.
J’ai décidé de ne rien raturer, comme d’ailleurs je n’avais rien corrigé en tapant ; les fautes de frappe, je dois dire que je m’en tape, comme de ce mauvais départ, un de plus – je ne recommence pas pour autant. Je ne vais pas recommencer à recommencer. Il faut continuer. Et pour commencer je vais faire une petite sieste. Ça conserve.