Sauf, 2

Publié le par Louis Racine

Sauf, 2

Il est temps d’éclairer le lecteur virtuel sur la nuit du 3 au 4 mai. Sylvain Manoury, 48 ans, professeur, dormait paisiblement (en ronflant, sans doute) dans son appartement de la rue Guillemard au Havre, quand il fut réveillé par

Qu’est-ce qui m’a réveillé ? Le bruit de l’accident aux Quatre Chemins ou le sentiment qu’une catastrophe irréversible (?) venait de se produire ?

Gisèle, les enfants, les amis, mes élèves, où êtes-vous ?

On dirait une partie de cache-cache qui tourne mal, dans un téléfilm à la con. Comment ça pouvait plaire ce genre de clichés ?

Mais ce que j’écris aussi pue le poncif, alors que je vis l’expérience probablement la plus insolite de tous les temps. Quelle misère que ce soit moi. Un bien piètre écrivain. Et qui sera mon De Foe ?

Quand j’ai décidé de recommencer je me suis juré d’ordonner un peu les choses, et voilà que je recommence.

Il ne fallait pas m’oublier.

Je voulais recommencer pour ne pas recommencer. Tant pis. J’en ai assez. Cette fois sera la bonne. La seule. Le récit définitif de l’incroyable événement par l’unique survivant.

Unique ? Ça reste à prouver. L’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence. Survivre ? Je vis, tout simplement, et je suis seul. Avec une machine à écrire qui est le moins inhumain des objets alentour. Mon prolongement. Ma prolongation. La petite Royal récupérée chez ma fille à qui je l’avais léguée, et qui ne s’en est jamais servie.

Je n’ai pas bu.

Le premier jour j’ai quand même descendu une bouteille de riesling. Les pensées qui se sont bousculées pendant la descente. Tous ceux à la mémoire de qui j’ai trinqué. À commencer par mon père. Il me voyait peut-être. Et maintenant ?

Hypothèse à ne pas négliger, tellement naturelle. Je suis mort. Ou je rêve. J’ai déjà éprouvé ça de mon vivant, aux chiottes. Au moment de la défécation, le doute qui sourd, ne suis-je pas en train de rêver ? de chier devant tout le monde en croyant dormir ? ne suis-je pas fou ? ne suis-je pas mort ?

Une fois aussi en jouissant dans la bouche d’une prostituée mais cette pensée n’était guère sérieuse, je savais à quoi m’en tenir. Tandis qu’en chiant, je me souviens d’avoir eu, autrefois, réellement, et souvent, peur du scandale (ça m’a pris quand j’ai commencé à travailler).

Et aujourd’hui ? Rien n’a changé, sauf que je peux crier tant que je veux. Et je ne m’en prive pas. Crions, de toutes nos forces.

J’ai un peu bu.

Je suis désolé. Quelle belle expression. Je n’ai jamais été aussi désolé, et ce qui me désole le plus c’est que ce soit moi qui le dise. Vraiment, on ne pouvait pas trouver plus noble représentant de l’espèce humaine ? Indigne d’accompagner les partants, digne seulement d’entrer dans la solitude.

Mais pourquoi pas moi ?

Mes contemporains m’ont abandonné. Il me semble pourtant que je les avais moi-même quittés depuis longtemps. Que j’étais resté en arrière. Je ne vous suis plus. Je ne suis pas mes contemporains, je suis mécontemporain. Asynchrone et frustré. Depuis quand ? Peut-être dès ces pensées qui me venaient tout petit, à cinq ans peut-être, qui me sont venues de rares, mémorables fois, quand j’ai pris conscience de mon identité. Sensations uniques en leur genre, jamais vraiment recouvrées, mais approchées. Il me semble que l’écart s’est un peu réduit depuis la catastrophe, c’est compréhensible. La question de la folie se pose aussi avec plus d’acuité, mais je garde la tête sur les épaules. Je me sens parfaitement lucide, et à certains moments plein d’énergie, mais je me fatigue vite en pensant à tout ce qu’il faut ou faudrait faire pour être à la hauteur.

Que ce soit bien clair, je ne me crois pas du tout investi d’une mission, même s’il m’arrive encore de caresser l’idée que les signes que je guette sont pour m’éclairer sur le sens de ma situation. C’est juste que je voudrais comprendre.

Hasard ! ai-je hurlé pendant toute une heure l’autre nuit, perché sur le toit de mon ancien immeuble, au mépris du vide. Là, j’avais beaucoup bu. Manoury, pense à ton Foe. Une honte. Mais quel plaisir de vaincre ce vertige qui me retient depuis des années, moi qui y étais si peu sujet qu’adolescent je m’amusais à

Aucun intérêt.

J’ai dérangé quelques goélands.

En me relisant je remarque cette liaison curieuse entre l’expression « être à la hauteur » et l’histoire du toit de l’immeuble.

Très à la mode c’était, le deuil, faire son deuil. Cela m’est interdit. J’ai entrepris l’autre jour la tournée des êtres chers. Un porte-à-porte ciblé. Je suis même allé chez Marine, mon élève préférée. Mieux (?), j’ai poussé jusque chez Auberger. Personne nulle part.

Au moins ne suis-je pas entouré de cadavres. Humains, s’entend.

Les premiers jours, je pouvais des heures d’affilée ne dire que ça : « hallucinant » ou « j’hallucine » ; et j’hallucinais vraiment, à constater toutes ces absences. J’hallucine. Une hallucination à l’envers ; ce fut comme une disparition. Et une hallucination qui dure.

Le problème, un des nombreux problèmes, est d’écrire en sachant pourquoi. Je constate que j’avance, il semblerait que cette tentative soit la bonne, je ne finis pas toutes mes phrases, mais je continue. Je ne dis pas tout, je ne dis peut-être même pas l’essentiel, mais au moins ça sort. Et c’est étonnant comme l’ivresse m’aide à écrire. Au fond je m’en fous de ce que ça vaut. Ils n’avaient qu’à choisir un écrivain.

Ne plus me relire.

 

(À suivre.)

Publié dans Sauf

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