L’Œil de Bathurst, 7

Publié le par Louis Racine

L’Œil de Bathurst, 7

 

Je me serais giflé.

« Tu en fais une tête ! Cache ta joie ! Je te rappelais simplement ta proposition de l’autre jour. Maintenant, je comprends très bien que tu sois fatigué. »

Surtout si tu me dis pourquoi, devait-elle penser. De mon côté, je luttais en même temps contre la tentation de passer la soirée avec elle, ce qui eût contrarié tous mes projets, à commencer par ce que j’avais imaginé concernant mes retrouvailles avec Marie, et contre l’espèce de frénésie dont j’étais le jouet dès que j’envisageais mes prochaines opérations nocturnes. Peut-être ne devais-je pas négliger cette opportunité de m’éviter d’éventuelles avanies. Mais comment admettre Samantha chez moi sans lui révéler le fond de l’affaire ? Elle était parfaitement capable, après avoir fait le tour de la maison, à l’extérieur et à l’intérieur, de s’étonner que j’obstrue un passage qui n’en était pas un.

Ce qui toutefois me troublait le plus, c’était cette incompatibilité entre mes tracas domestiques et mes relations avec Samantha. Pourquoi n’avais-je pas pensé à elle pour m’accompagner dans mon expédition ? Pourquoi la tenais-je à l’écart de tout ça ?

Et si elle était justement la meilleure équipière possible ?

Je n’en étais pas encore là, certes. Mais raison de plus pour ne négliger aucune hypothèse.

« OK. »

Elle a eu sa moue de gamine.

« Quoi OK ?

– Je t’invite.

– Je ne voudrais pas te forcer. Et ne crois pas que je ne sache pas quoi faire de ma soirée.

– Si tu préfères courir les bals de pompiers... »

Ça l’a réjouie.

« Ah ! je te retrouve. C’était effectivement mon plan B. »

J’ai repoussé avec horreur la réplique d’un Campistron.

« Merci de m’avoir accordé la priorité.

– Avec plaisir. Je te laisse. À tout à l’heure au self. »

Je suis resté un moment assis sur mon bureau à contempler mon fauteuil vide puis à m’imaginer installé là devant mon ordinateur à bosser comme un âne avec ce qu’il fallait d’œillères pour ne pas voir que j’étais dans un placard, comme le prouvait pourtant par contraste la profondeur de mes pauvres clichés. Un peu plus et j’allais dialoguer tout seul. Ressaisis-toi, mon vieux ! Je n’ai d’ailleurs pas eu besoin d’un tel dédoublement pour faire une nouvelle découverte sur moi-même, et elle était de nature à m’affoler, aussi vais-je en différer l’examen, sous peine de perdre ma matinée – ou ce qu’il en restait.

C’est aussi que je me méfiais de ce qui pouvait ralentir mes préparatifs. Et, profitant du retard de Germain, j’ai appelé le notaire. On a mis si longtemps à décrocher que je me suis demandé si ces braves gens ne faisaient pas le pont dès le treize voire toute la semaine, à moins qu’ils n’ouvrent pas avant dix heures et demie, mais enfin la voix de la greffière a caressé mon oreille, une voix que je qualifierais de suave, c’en était même un parfait exemple et je regrette de ne pouvoir vous la faire entendre. Maître Rossignol serait à moi dans un instant. J’ai taillé une courte bavette à la dame, dont je gardais un souvenir agréable, ayant eu d’ailleurs l’impression de lui en faire une bonne, mais je me disais maintenant qu’ils étaient peut-être tout simplement heureux d’avoir trouvé un gogo. Rien n’en transparaissait bien sûr dans ses propos ni dans le ton dont elle les agrémentait. Nous parlions du temps, du Tour de France, je lui disais mon peu d’intérêt pour la chose, comme pour l’Euro, du reste, vous connaissez quand même le résultat final ? Oui, je l’avais appris incidemment, tant mieux pour le Portugal, j’aime bien ce pays, Je ne vais pas vous donner tort, je suis de Porto, Non ? j’adore Porto, etc.

La voix du notaire encourageait moins ce genre d’échanges. Il était, dans ses réponses, sec, précis, et toujours un peu ennuyé, comme s’il eût manqué de souffle et regretté en permanence de devoir le gaspiller.

Les plans, il ne les avait jamais eus. Le précédent propriétaire non plus, apparemment. Il avait hérité la maison, qu’il avait gérée de loin avant de se résoudre à la vendre. Elle avait été bâtie en 1935. Oui, comme indiqué sur l’acte de vente. Où figuraient aussi les coordonnées du vendeur. À votre disposition, au revoir, monsieur.

J’avais passé beaucoup moins de temps avec lui qu’avec la greffière, mais je n’aurais pas voulu prolonger la conversation, honteux de ma balourdise et pressé de l’oublier.

Si je me félicitais toujours d’avoir contacté les derniers locataires, je m’expliquais mal l’indifférence où je m’étais jusqu’alors cantonné à l’égard du vendeur. Le fait qu’il réside à l’étranger ne m’empêchait pas de lui écrire, encore moins de chercher sur Internet son numéro de téléphone ou son adresse mail. À défaut de connaître la maison, il en saurait peut-être l’histoire. Il m’était devenu évident que seul celui qui l’avait fait construire détenait la clé de l’énigme. Qu’il m’ait fallu deux semaines pour cela dépassait l’entendement, le mien en tout cas.

J’allais lancer la recherche, quand le téléphone a sonné. Monsieur Germain était là.

J’ai senti soudain l’espace se resserrer autour de moi, une grande poigne invisible m’envelopper sans douceur. Le peu de hâte que mettait Germain à parcourir la distance du palier à la porte de mon bureau a moins ajouté à mon répit qu’à mon dépit. J’ai employé ces trop longues et trop courtes secondes à me composer un visage de circonstance, en vain : Germain m’a désarmé d’un franc sourire ; c’est tout juste s’il ne m’apportait pas des fleurs.

« Navré, monsieur, je ne sais comment vous demander de me pardonner, je n’ai même pas pu vous appeler, je n’avais plus de batterie. Mon chargeur a explosé pendant la nuit, ça a tout fait disjoncter. Plus de courant, plus de réveil, plus d’ordi. Je vais devoir appeler EDF d’ici.

– Votre père était pourtant à l’heure. »

Je me suis gardé de préciser : à son heure à lui.

« Ah ! mais vous ne savez pas : je n’habite plus chez mes parents. »

Voilà bien les gens riches.

J’ai fait preuve de compréhension.

« Ça aurait pu être beaucoup plus grave. Un incendie. Vous vous êtes assuré avant de partir qu’il n’y avait plus de danger ?

– Oui, c’est bon. Mais je suis deg, ma batterie est morte, j’espère que ça n’a pas endommagé l’appareil. »

– Écoutez, je vous laisse mon bureau pour la matinée. Vous allez pouvoir régler vos affaires. Moi je dois rejoindre mes collègues. Quand vous serez prêt, épluchez-moi ce dossier (je lui en ai choisi un bien épais, avec la mention Confidentiel inscrite au marqueur rouge sur la couverture et soulignée deux fois), on en reparle à table tout à l’heure. Vous déjeunez ici, bien sûr ?

– Sans problème. »

J’aurais donné cher pour savoir comment Marie avait procédé, d’autant plus que je ne pourrais sans doute pas la questionner elle-même en rentrant. À moins que je l’appelle ? Oui, bonne idée. Je me demandais notamment quelle part elle avait dans le bobard qu’on venait de me servir. Petite maligne.

J’ai donné à Germain mes codes de connexion (sauf le plus sensible), embarqué un lutin au hasard, mon téléphone et je suis sorti d’un pas décidé, en prenant à droite, aucune envie de revoir Ferdinand. Passé le premier angle, j’ai ralenti. Le coin détente était désert, je m’y suis installé le temps d’appeler Marie. Le cœur battant comme celui d’un adolescent timide, je l’ai sélectionnée dans mes contacts. Elle a décroché tout de suite. Je l’ai remerciée avec chaleur pour son intervention. Comment s’y était-elle prise ? La réponse m’a désarçonné : À votre avis ? Je me suis senti stupide en même temps que blessé. J’ai vite changé de sujet. Je pouvais compter sur elle pour le ménage ? Bien sûr, comme d’habitude. Il y aurait peut-être un peu de désordre. Pas de souci. Ah ! sinon...

Je me sentais rougir.

« Ça t’ennuierait de préparer un dîner pour deux ? Quelque chose de pas mal, tu vois, mais ne te casse pas non plus la tête. Je suis sûr que tu feras ça très bien.

– Pas de souci. Je puiserai dans la cagnotte.

– Pas trop quand même, hein ! »

C’était censé être une plaisanterie, mais je n’étais pas sûr qu’elle l’ait entendu ainsi.

« Vous inquiétez pas. »

J’aurais juré qu’elle avait gloussé, sans pouvoir déterminer si c’était ma pingrerie ou mon donjuanisme qui la mettait en joie.

« Tout sera prêt. Vous aurez qu’à réchauffer. Comme ça vous pourrez passer à table quand vous voudrez. Est-ce que je vous rachète du whisky ?

– Tu ferais ça ? Mais tu risques de ne pas avoir assez, du coup.

– Je compléterai. Vous me rembourserez après. Bonne journée, à ce soir. »

Cette conversation me laissait une impression mitigée. Marie m’avait paru un peu trop enjouée. Moins moqueuse que complice, peut-être, et c’est justement ce qui me gênait : au lieu de nous rapprocher, notre arrangement dressait entre nous une frontière infranchissable.

Une femme approchait d’un bon pas. C’était la stagiaire de l’ascenseur. En me reconnaissant, il m’a semblé qu’elle ralentissait. M’éclipser par la porte de l’escalier de service ? J’ai choisi de faire face. Ne fût-ce que pour ne pas donner l’impression de fuir devant la détermination.

J’ai sorti un jeton de ma poche, celui que j’avais décidé de garder, hélas ! Elle m’a vu. Je pouvais encore différer le sacrifice en m’effaçant, au titre de la galanterie. Ce que j’ai fait.

« Accro au café, décidément. Non, merci, ce n’est pas la machine qui m’intéresse, c’est vous.

– Si vous êtes attirée par les odeurs corporelles, y a pas photo. »

Elle m’a considéré avec une sereine gravité.

« Vous auriez quelques minutes à m’accorder ? Ça n’a pas l’air si urgent, ce travail. »

Elle désignait le lutin qui traînait sur la banquette. Je cherchais une réplique spirituelle, mais déjà une fine main énergique se tendait vers moi.

« Chloé Mondésir, ressources humaines, en formation. »

Je me suis présenté à mon tour.

« Merci, je viens de passer à votre bureau. C’est votre propre stagiaire qui m’a dit où vous trouver.

– Ah bon ? »

J’ai enfoui mon jeton dans ma poche.

« Ici ce n’est pas très cosy. Je connais un endroit idéal à la documentation, juste au-dessus.

– Et votre café ?

– Je peux m’en passer. »

On a pris l’escalier, moi devant, comme le veut l’usage. Je craignais que ma douleur à la jambe ne se réveille, mais elle avait bel et bien disparu. En revanche un trouble d’une tout autre nature grandissait en moi.

Sur le chemin de la doc, dix mètres à peine, on a croisé pas mal de monde, j’avais déjà pu noter la différence de climat entre les étages, mais la petite salle des archives était libre, comme très souvent. C’est là que j’avais prévu de m’installer pour mener mes recherches. Une fois satisfaits les désirs de Mondésir, je n’aurais qu’à la congédier pour m’y mettre enfin.

J’avais demandé qu’on nous laisse tranquilles une demi-heure (Ça suffira ? Amplement, avait-elle répondu). J’ai commencé par promener les yeux sur le décor, guettant l’approbation de la jeune femme. J’aimais cet endroit, pour le calme que j’étais à peu près sûr d’y trouver. Elle a eu l’air de s’en accommoder.

Je redoutais le moment où j’allais devoir soutenir son regard. J’aurais préféré pouvoir m’habituer progressivement à sa beauté. Quand nous avons été assis face à face, j’ai cru que j’allais éclater en sanglots. J’étais soulagé qu’elle prenne la parole la première. Si j’avais su !

« Et de quoi ne vous passeriez-vous pas ? »

 

(À suivre.)

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